À la découverte des bals musette de Paris
par Philippe Krümm
la Bastille et les premiers bals musette
Il y a plus de trente ans, Henri-Jacques Dupuy (1) avait publié dans La Revue de l’Accordéoniste - Artistes et Variétés une série d’articles sur l’histoire des bals musette de Paris. Roland Manoury,
qui fut son ami et collaborateur, a retrouvé quelques-uns de ses
cahiers. Il en a fait une synthèse, dont voici le premier épisode.
C’est
le berceau du musette et la rue de Lappe, qui a bien changé
aujourd’hui, est connue dans le monde entier. De grands photographes
comme Robert Doisneau et Brasaï l’ont immortalisée dans leurs clichés
reflétant la vie nocturne effrénée de cette petite voie étroite qui
comportait entre les deux guerres environ dix-sept bals musette, la
plupart tenus par des Auvergnats. Rien n’était plus photogénique que les
néons des enseignes lumineuses se reflétant sur les pavés mouillés que
foulaient de leurs pieds les prostituées, les souteneurs et toute une
faune interlope. Se mêlait à ces personnes la foule des midinettes
venues en “tourner une” ou celle des bourgeois nantis venus
s’encanailler pour un soir à la sortie des théâtres.
Jusqu’au
début du vingtième siècle, ce quartier n’était encore qu’une banlieue
un peu extérieure à Paris. Au Moyen Âge, il y avait là une campagne
fertile où poussaient la vigne et le blé parmi de nombreux jardins
maraîchers. On y trouvait aussi de riches demeures seigneuriales, des
rendez-vous de chasse, des folies comme l’hôtel de Ninon de Lenclos (qui
subsiste encore sur le boulevard Beaumarchais) et même une
abbaye : celle de Saint-Antoine-des-Champs qui donna son nom au
quartier. À l’intérieur de Paris, les métiers, groupés par corporations,
étaient régis par des contraintes très sévères, mais les artisans qui
travaillaient pour l’abbaye de Saint-Antoine-des-Champs en étaient
exemptés par un décret du roi Louis XI. Les souverains qui lui
succédèrent finirent par s’inquiéter de l’afflux toujours croissant des
artisans dans ce village afin de bénéficier de ces franchises. De là
s’est bâti peu à peu ce quartier qui comptait des milliers d’artisans
qui purent exercer en toute liberté leur métier, notamment dans le
travail du bois et de la ferronnerie. C’est au cours du dix-huitième
siècle que prospéra surtout la fabrication et le commerce des meubles
dans ce qui devint le Faubourg Saint-Antoine (le mot “faubourg”
signifiant le “faux bourg” situé à côté du vrai).
De
tous temps, tous les peuples du monde ont dansé. Mais en France, et
surtout à Paris, ce n’est qu’en 1715 avec quelques bals masqués que le
bal en général s’est installé ensuite dans un local voué à cela. Tout a
commencé à l’Opéra dont l’administration donnait ou refusait
l’autorisation d’organiser un bal public. Cela dura jusqu’à la
Révolution, en 1789. Au dix-neuvième siècle, les bals proliférèrent dans
tous les quartiers de la Capitale. Citons le Bal du Prado, ouvert en
1810 en face du Palais de Justice dans l’île de la Cité, fréquenté
surtout par les étudiants. S’ouvrirent ensuite le Tivoli d’Hiver, non
loin des Halles puis le Bal Mabille aux Champs-Elysées ; à
Montmartre l’Élysée Montmartre et ceux qui allaient devenir les plus
célèbres : Tabarin, Moulin Rouge, Moulin de la Galette… Des
bals chics et bals populaires. On changeait de milieu en passant des
Champs-Élysées aux bals auvergnats de la rue au Maire ou au bal des
“apaches” de la rue des Gravilliers et de la rue des Vertus, la mal
nommée !
C’est
surtout à la Bastille qu’ils allaient être les plus nombreux.
L’écrivain Jules Claretie avait noté en 1867 la présence de marchands de
chansons et de chanteurs ambulants autour et sur la place de la
Bastille. Henri-Jacques Dupuy racontait aussi l’histoire du “marquis” de
la Vessie : un pittoresque personnage du pavé parisien qui jouait
d’un instrument bizarre constitué par un bâton et deux cordes tendues
sur une vessie de porc. Près de là, au 10 boulevard Beaumarchais,
s’ouvrit le théâtre Chansonia qui devint le Concert Pacra en 1908. Pour
50 centimes, on avait droit à un bock et…un fauteuil. Après les tours de
chant et des attractions de music-hall, on jouait un vaudeville ou une
comédie. Mais jusqu’à cette époque, tous les orchestres montés sur une
estrade ne comprenaient que des violons, des pistons et une contrebasse.
la rue de Lappe dans les années 1900
Les
bals musette ont été quasiment tous tenus par des originaires du Massif
central (Puy-de-Dôme, Aveyron, Corrèze, Lozère et surtout Cantal). Ils
avaient débarqué un jour et sans un sou par le train aux gares de Lyon
et d’Austerlitz. Grâce à leur ténacité et leur courage (ils montaient le
charbon et les seaux d’eau chaude dans les étages des quartiers
bourgeois), ils allaient ensuite devenir aussi laitiers ou loufiats
(garçons de café) et amasser un petit pécule afin d’acheter un petit
commerce, un bistro ou ouvrir un bal.
Non
loin de la sinistre forteresse de la Bastille, trois grandes artères
traversaient le faubourg : les chaussées Saint-Antoine, de
Charenton et de Charonne. Entre elles, une petite rue tracée à la fin du
dix-septième siècle sur les terrains d’un certain Girard de Lappe. Sur
des anciennes cartes de Paris, cette voie porta même au temps de
Napoléon 1er le nom de “rue de Naples” ou de “l’Apple”.
Pendant le Second Empire, la rue de Lappe fut bordée de maisons basses
qui devinrent vite des taudis, sans confort et sans hygiène, mais où
commencèrent à affluer de nombreuses personnes originaires d’Auvergne
espérant faire fortune à Paris, puisque la vie était encore plus
précaire dans les montagnes qu’ils venaient de quitter. Ces émigrants
gardaient intactes leurs traditions. Et la rue de Lappe finit par
ressembler davantage à une rue d’Aurillac qu’à une rue parisienne !
Naturellement, pour se retrouver ensemble les dimanches, ils
fréquentaient ces nombreux bistrots et ces bals dits “des familles” où
l’ambiance était très provinciale.
Au barreaux vert .celebre bal des familles...Puis musette !
Pour
danser la bourrée comme “au pays”, il n’y avait qu’un seul instrument
de musique : la cabrette, genre de cornemuse (ou musette) qui se
distinguait des autres parce que le joueur n’envoyait pas l’air dans le
sac en peau de chèvre (cabre en occitan, d’où le nom de cabrette)
en soufflant avec sa bouche, mais grâce à un soufflet attaché à la
ceinture. Quant à l’accordéon, il était encore totalement inconnu dans
le quartier, mais cela n’allait pas tarder à changer.
Une belle troupe d'auvergnats sous la houlette de Martin Cayla patron des disques (78t) Le Soleil !
Nombre
de ces petits établissements portaient donc la mention respectable de
“Bal des Familles”. Il n’y avait pas encore de mauvais garçons ni de
malfrats. Et s’il y eut sans doute quelques empoignades, les Auvergnats
aimaient s’y rencontrer pour parler du pays. Le dimanche après-midi, les
mères y emmenaient leurs filles pour les surveiller et voir avec qui
elles dansaient.
Martin Cayla devant sa boutique aujourd'hui on y vend des appartements! Mais les verres de la vitrine sont les mêmes..
On
y buvait aussi, parfois sec, et on y cassait la croûte grâce aux
cochonnailles et fromages d’Auvergne. En même temps, on écoutait le
cabrettaïre de service qui jouait, une grelottière attachée à une
cheville pour mieux marquer la cadence. Martin Cayla (1889-1951) se
rendit célèbre dans ce quartier dès 1909 (2) puisqu’il avait 20 ans
lorsqu’il habita au n°21 de la rue de Lappe et joua de la cabrette
dans le passage Thiéré où se trouvait le bal Mouminoux. Mais on savait
déjà que des immigrants italiens, nombreux dans le quartier, avaient
apporté avec eux un instrument de musique qui pouvait à lui seul
remplacer tout un orchestre. Cet instrument s’appelait
l’accordéon ! Mais cela déplut aux Auvergnats qui voyaient d’un
très mauvais œil s’implanter cette boîte maléfique. Celle-ci, en raison
de sa puissance sonore, allait à coup sûr balayer toutes les
cabrettes existantes ! Ainsi s’ouvrirent, quelque temps après,
plusieurs bals musette dans ce quartier : Chez Clavières (rue
Saint-Maur), Alliès (rue de la Roquette), Costeroste (bd de Charonne),
Rastoul (rue Coustou), Marcellin (rue au Maire), Bertrand (rue de
Charenton), Lacassagne et Sudre (rue des Taillandiers).
Au
n°13 de la rue de Lappe, prospérait le Bal Bouscatel — du nom de son
propriétaire Antoine Bouscatel, un remarquable joueur de cabrette né en
1867 au hameau de Cornézière, dans la commune de Lascelle (Cantal), près
d’Aurillac. On y venait de tous les quartiers de Paris danser les
bourrées, valses, scottish et autres polkas piquées. C’est là que se
présenta un beau jour un jeune accordéoniste sans le sou, mais le cœur
plein d’espérance : Charles Péguri.
Charles Péguri
Il
venait de quitter l’atelier de réparations d’accordéons que son père,
Félix Péguri, avait installé rue de Flandre, à La Villette. C’était
risqué pour lui de se promener avec un accordéon en plein fief
auvergnat ! C’est vrai que l’instrument était à l’origine le
compagnon des bergers des montagnes d’Italie. Il suivit les émigrants
qui se fixèrent presque tous dans la Zone ou à la périphérie de Paris.
Seuls ceux-ci jouaient de l’accordéon à l’époque et Félix Péguri ne
manquait pas de travail dans son atelier. Son fils Charles, qui
travaillait avec lui, cherchait des innovations techniques, ce qui
déroutait le père. À la suite d’une dispute, Charles choisit la liberté.
Il se rendit chez Bouscatel, lui proposant de l’accompagner à
l’accordéon dans son bal.
Inbtérieur du bal "Bousca"
Contrairement
à ses compatriotes, celui-ci accepta. Ce fut un succès immédiat :
le mariage des sons aigrelets de la cabrette et des riches accords de
l’accordéon fut salué par des tonnerres d’applaudissements de la part
des danseurs. Antonin Bouscatel décida de garde “Charlot” avec lui. Ce
fut le véritable départ du bal musette. Lequel, désormais, ne pourra
plus jamais se passer de l’accordéon.
Antonin Bousactel "Roi des cabrettaire"
La rue de Lappe et le Balajo
Henri-Jacques
Dupuy (1) procéda à des recherches approfondies au début des années
1970 afin d’en savoir plus sur cette rue mythique, devenue aujourd’hui
une rue “branchée”.
Aujourd’hui,
dans la rue de Lappe se succèdent restaurants, antiquaires, galeries.
Quelques bribes de musique y reviennent peu à peu en raison de la
proximité du nouvel Opéra Bastille. Il ne reste qu’un seul bal : le
Balajo, où officia pendant près de cinquante ans le regretté Jo Privat,
que remplaça souvent Toni Jacque, aujourd’hui retiré en Franche-Comté.
Quant au fief des Auvergnats, seuls subsistent encore un commerce de
produits d’Auvergne et, au n°41 de la rue, le petit mais célèbre
restaurant À La Galoche d’Aurillac. Ce dernier est tenu par Jeannot
Bonnet qui succéda à ses parents au début des années 1980. La carte,
typiquement auvergnate est toujours alléchante. Mais les prix ont évolué
aussi en conséquence de la fréquentation de ce quartier par de nombreux
touristes.
Il
y a cent ans, le nombre des débits de boisson que la rue de Lappe avait
concentré sur ses deux rives était si élevé qu’il aurait été impossible
au plus invétéré des buveurs de faire le trajet de la rue de la
Roquette à la rue de Charonne en consommant dans chacun d’eux ! Les
bistrots-bougnats côtoyaient alors les ferrailleurs, les fabricants de
machines-outils et de comptoirs destinés aux autres cafés de Paris, les
marchands de salaisons et de produits d’Auvergne. À La Galoche
d’Aurillac (entre autres), on y vendait des galoches et des sabots
fabriqués dans le Cantal. Ils sont encore suspendus aujourd’hui au
plafond de ce restaurant où, en commandant une “truffade” ou un
“aligot”, vous pourrez en acheter une paire si vous le désirez.
Une photo au top de la nostalgie...avec une pensée pour mon camarade Claude Dubois
Comme l’écrivait encore le regretté Henri-Jacques Dupuy, « …
décrire la rue de Lappe en s’arrêtant tantôt à gauche, tantôt à
droite, cette démarche zigzagante n’eût pas été sans évoquer celle du
poivrot éventuel ! ». Dans toute rue ou avenue, il y a un
mystère : pourquoi un côté est-il plus vivant ou animé que celui
d’en face ? Sans vouloir vexer les “droitiers”, les bals avaient la
préférence pour le côté gauche de la rue en partant de la rue de la
Roquette, à l’exception de La Boule Rouge qui était sur le côté droi
(celui qui porte les numéros pairs). C’est sur ce trottoir que
l’exploration de Dupuy commençait.
Au
coin de la rue de la Roquette, le café La Truyère existe toujours et sa
façade sur la rue de Lappe porte le n°2. Quand il n’officiait pas au
Balajo, c’était le quartier général de Jo Privat qui y but de nombreuses
“rôteuses” de champagne. Au n°8, un certain Cassagne ouvrit en 1910 un
débit de vins, repris par Louis Pouyet qui créa La Boule Rouge. Dans les
années 1930, la salle au plafond bas et aux banquettes serrées les unes
contre les autres vit défiler de nombreux accordéonistes installés au
“perchoir”. Le plus célèbre d’entre eux fut Robert Trognée, compositeur
de la valse musette Le retour des Hirondelles. Son
frère Georges — plus connu sous le pseudonyme de Jonato — composa
d’innombrables succès pour accordéon qu’il cosigna avec Émile
Prud’homme, Georges Cantournet, André Thivet, Jean Ségurel et bien
d’autres. L’immeuble du n°12 eut son heure de gloire entre les deux
guerres : il était recherché par les amateurs de
“l’amour-express”, abritant l’Hôtel de Lappe, une maison de passe,
évidemment. On y trouvait ensuite d’autres cafés-bougnats, des
machines-outils et au n°20 le café Rodde où Jo Privat — encore
lui — venait entre deux danses y “crever un nuage” ! Au n°30,
l’épicerie-buvette était un lieu pittoresque fréquenté surtout par des
clochards, digne de L’Opéra de quat’sous. “La Marie” et “le Léon”
tenaient ce comptoir plutôt sordide et n’étaient pas les derniers à
tâter de la bouteille ! Le côté droit de la rue de Lappe comportait
encore quelques boutiques de salaisons et se terminait par le
restaurant Chez Paul, au coin de la rue de Charonne. Il existe toujours.
La
“rive gauche” de la rue de Lappe intéressera davantage les mordus de
boîte à frissons que nous sommes puisque c’est celle qui contenait le
plus de bals musette. Au n°1, il y avait une fabrique de comptoirs en
étain où l’on vendait tout le matériel destiné aux cafés :
percolateurs, banquettes, chaises et tables. Au n°5, un certain
Cantournet vendait de la ferraille. Au n°9 existe encore ce qui fut le
plus fameux bal musette de la Capitale : le Balajo. En 1907, il y
avait là un débit de boissons tenu par un certain Lascroux. Il le
revendit en 1910 à un autre Auvergnat, Dumas, qui le céda à son tour à
un nommé Aldebert. Ce dernier ouvrit un authentique petit bal musette
auvergnat accueillant une excellente clientèle. Celui-ci prit sa
retraite en 1930 et revendit son établissement à Albert Vernet, encore
un Auvergnat originaire de la Haute-Loire. Il exploita le Bal Vernet,
appelé aussi Au Vrai de Vrai jusqu’en 1935, année où un homme très aisé
nommé Jo France l’acheta pour le transformer en endroit chic. En
allusion à son prénom, il nomma Balajo ce nouveau bal devenu un dancing à
la mode.
L'entrée du Bal a Jo dans les années 1950
Il
se trouve qu’au moment même du lancement, le jeune Jo Privat fut lié
aux destinées de ce bal. Et son prénom reste indissolublement associé à
l’établissement, si bien que tout le monde a cru (et croit encore) que
le Balajo, c’était le bal à Jo Privat, mais ce fut bien celui de Jo
France. Celui-ci décida d’agrandir son établissement et acheta le
terrain vague situé derrière. Il y fit construire la magnifique salle de
bal, décorée par Henri Mahé et rappelant le cinéma Le Grand Rex de
Paris. Au Balajo, on croit danser en plein air la nuit sous les
étoiles qui scintillent dans le ciel. L’inauguration eut lieu en juin
1936, à l’époque du Front populaire et à l’apogée de l’accordéon
musette. L’enthousiasme fut énorme, le Balajo devenant le plus réputé
des bals de France. Comme il portait en outre les noms et prénoms de son
propriétaire et ceux de l’accordéoniste de service, l’établissement
s’envola vers un demi-siècle de succès.
L'un des tableaux d'Henri mahé décorant l'intérieur du Balajo
On
sait de Jo France qu’il s’appelait en réalité Georges France, qu’il
était Parisien d’ascendance lyonnaise. Il avait débuté dans la vie comme
plombier (plombard en argot) et avait un physique avantageux qui
attirait énormément les personnes du sexe opposé. On disait de lui qu’il
était de ceux qui sont capables de prendre toutes les bastilles, de les
réparer et de les remettre au goût du jour. Sa première bastille fut un
hôtel qui devint par ses soins un meublé très confortable muni de
chambres avec eau courante et « tout l’toutim »
Au(comme il disait). le bar du Bal à Jo , à gauche Roger deschamps, le patron
Il
connaissait la question puisqu’il avait été plombier ! Il
accueillait donc dans son établissement les respectueuses du quartier et
une clientèle aisée. En somme, il tenait un hôtel de passe de luxe
qui lui rapportait beaucoup d’argent. Lorsqu’il sut que le Bal Vernet
était à vendre, il l’acheta et le transforma (comme on l’a lu plus
haut). Le Balajo fut fréquenté par les plus grandes vedettes d’avant et
d’après la dernière guerre. Ce fut l’un des hauts-lieux de la fiesta et
de la danse jusqu’en 1939, année où Jo France prit comme associé Jean
Deschamps, un négociant en textiles. Jo Privat commençait à être en haut
de l’affiche. Mais la fête ne devait pas durer : la guerre
éclata début septembre 1939. Le Balajo ferma ses portes en janvier 1940,
pendant la “drôle de guerre”. Jean Deschamps fut mobilisé et fait
prisonnier mais ne connut que six mois de captivité en Allemagne. Les
bals étant interdits, il tint un garage avec station-service boulevard
Voltaire jusqu’à la Libération. Jo France, lui, s’occupa d’autres
affaires. Le Balajo ne ralluma ses lampions qu’en novembre 1944 au cours
d’une joyeuse fête que présida Mistinguett.
Les jeux trés subtiles du Bal à Jo !
Ce
fut cependant Jean Deschamps qui continua à diriger seul la société du
Balajo, Jo France se retirant de l’affaire pour s’occuper du Moulin
Rouge qu’il voulait relancer. Le peintre et décorateur Henri Mahé
enrichit encore le Balajo en 1951 en accrochant au-dessus du bar des
tableaux peints par lui sur des thèmes inspirés par des titres de valses
musette comme Mon barbot de Saint-Jean (devenu pudiquement Mon Amant de Saint-Jean), La plus bath des javas ou Le dénicheur.
Dans les années 50 les célébrités vont au bal a Jo george Brassens et Catherine Sauvage
C’est
encore Mahé qui a décoré les niches vitrées du bar et qui reconstituent
l’ambiance d’anciens bals célèbres disparus de la rue de Lappe.
Jo privat le roi du Balajo Couverture d'un disue de 1978
Le Petit Balcon
|
En
poursuivant l’exploration du côté gauche (numéros impairs), il faut
quitter la rue de Lappe à la hauteur du N°21 et emprunter le Passage
Louis-Philippe, couvert en son début, pour déboucher derrière sur le
Passage Thiéré, parallèle à la rue. C’est au bal musette « Le Petit
Balcon » que Martin Cayla fit des débuts prometteurs vers 1910
puisque l’établissement, à l’époque, s’appelait le « Bal
Mouminoux », racheté en 1912 par Garrigoux. Après la Grande Guerre,
le bal s’appela le « Petit Bal des Familles » (immortalisé
par une chanson de Georges Cantournet que chanta Jean Cambon sur un
disque Festival). Mme Vidalin le racheta en 1929 et le conserva jusqu’en
1960. Les accordéonistes Berger et Larousse ont joué au
« Petit Balcon ».
Le passage Louis Philippe entre la rue de Lappe et le passage
Thiéré . Le petit Balcon était au fond a gauche...aujourd'hui dans le
passage il y a le Café de La danse.
Celui
qui connut le mieux l’histoire de ce vieux bal musette fut Roger
Paraboschi, célèbre et talentueux batteur qui joua avec tous les grands
du jazz français et américains. Henri-Jacques Dupuy le rencontra vers le
milieu des années 1960. En effet, c’est au Petit Balcon que naquit cet
excellent percussioniste, lui-même fils d’un immigré italien arrivé en
France en 1922, année où Mussolini prit le pouvoir.
« -Mon père Charles Paraboschi fut l’une des gloires de l’accordéon dans les années vingt, se souvenait Roger, il
arriva en France, une truelle dans une main et un accordéon au bout de
l’autre. Comme il jouait aussi bien des deux « instruments »,
mais que sur le second, il faisait preuve d’un très honnête talent, il
devint vite musicien professionnel. Il jouait sur un Dita Salas
chromatique à quatre rangées de boutons, système Piazentina, car il
était originaire de Piacenza, petite ville proche de Stradella, capitale
de l’accordéon dans le Nord de l’Italie. Nous étions une famille de
musiciens, ayant un cousin violon-alto à l’orchestre de Paris et un
autre qui chantait à la Scala de Milan. On appelait mon père
« Charlot-la-main-gauche » tant on appréciait son jeu de
basses. Il jouait alors avec des comparses aux sobriquets les plus
pittoresques, comme c’était la coutume au bal musette :
Milo-le-Menteur, Dédé-les-Gros-Yeux, Toto les asperges, etc. Même
certains accordéonistes français à 100 % comme René Maletti avaient
italianisé leur nom pour faire mieux !
Dans
le passage Thiéré, il y avait un autre bal musette, « Chez
Rolandi » où se donnaient rendez-vous le samedi et le dimanche les
Italiens d’un peu partout. Mon père reçut la visite de Charles Péguri
qui lui demanda de venir jouer chez Aldebert, à l’emplacement duquel
s’installera en 1936 le Balajo. Quand ce dernier fut ouvert, mon père
partit alors jouer au « Musette », rue de Lappe, un bal tenu
par les frères Noyguès. Lorsque les musiciens avaient grimpé sur une
échelle et pris place sur le balcon, on retirait alors cette-ci,
les isolant ainsi des conflits et des bagarres qui éclataient dans la
salle. Ils continuaient ainsi imperturbablement à jouer, relativement
indifférents à ce qui se passait en dessous ! Et quand ils avaient
envie de soulager un petit besoin très naturel, ne pouvant pas
descendre, ils… pissaient dans une boîte de conserve !
La
rue de Lappe était cependant très surveillée. Les bals fonctionnaient
de 20 h 30 à minuit et demie et il y avait un flic devant chaque
bal ! A minuit trente pile, le flic faisait son entrée, on pouvait
alors sortir et respirer enfin un peu de l’air frais de la rue. Au Petit
Balcon, se souvenaitencore Roger Paraboschi, c’était pareil.
Nous
ajouterons que la salle était sympathique. Maurice Alexander y a
beaucoup joué et c’est là qu’il reçut en 1957, un disque d’or pour un
million de disques vendus chez Columbia et Trianon, deux marques de
Pathé-Marconi. Dans les années 1960, le patron engageait des
« apaches » qui n’étaient en réalité que des figurants venus
pour impressionner les touristes étrangers débarqués de pleins autocars.
Ils giflaient leurs « régulières » tout en dansant des
chaloupées effrénées et des javas « vaches » !.
« -Tout cela, c’était de la frime »
regrettait Roger Paraboschi. Le Petit Balcon était devenu un bal bidon.
Il disparut à son tour dans les années 1970. Dans le passage Thiéré
s’était installé également un célèbre fabricant de cabrettes :
Dufayet. Les autres habitaient tous dans le quartier comme Costeroste,
Amadieu ou Gasparoux. Quant à Martin Cayla, il ouvrit son premier
magasin de musique au début des années 1920 au N°26 de la rue des
Taillandiers, non loin de là.
Il
nous faut revenir cent ans en arrière, en 1902, à cette association
entre l’Auvergne et l’Italie créée au N°13 de la rue de Lappe par
Antoine Bouscatel et Charles Péguri, dit Charlot. Sur un bottin de
l’époque, figurait son nom mal orthographié en Ch.Péguré. Quand
ce dernier eut quité son père Félix, il chercha un nouveau local pour
installer un atelier qu’il voulait spécialiser dans la réparation
et l’amélioration technique des accordéons. Le père Bouscatel lui offrit
celui situé juste au dessus de son bal et cela devint un véritable club
d’accordéonistes. Charles était un chercheur et il fut aussi l’un des
pionniers de l’accordéon chromatique, encore rare à cette époque.
Acteurs du mariage entre la cabrette auvergnate et l’accordéon,
Bouscatel et Péguri allaient en conclure un autre, un vrai
celui-là : Charlot était tombé follement amoureux d’Henriette, la
fille de Bouscatel et il l’épousa. En 1913, Bouscatel vendit son bal et
toute la famille quitta la rue de Lappe pour s’installer rue de la
Huchette, au Quartier Latin. L’établissement conserva longtemps son nom
de « Bal Bousca » et fut racheté juste avant la déclaration de
la guerre en 1914 par un autre auvergnat : Carcanague qui
l’exploita jusqu’au début des années 1930. Il n’existe plus depuis
longtemps. Dépressif, Charles Péguri mit fin à ses jours en 1930 et
son beau-père Antonin Bouscatel mourut en 1945 .
Continuons
notre promenade dans la rue de Lappe. Au N°19, il y avait vers 1900 un
« Café Taldire », repris en 1938 par un nommé Monteil, un
Corrézien qui en fit un bal musette à l’enseigne des « Barreaux
Verts », puisque des barreaux en fer forgé étaient fixés sur la
devanture. Repris en 1940 par Nadailhac, puis par les dénommés
Moulin et Dalle, le petit bal avait retrouvé sa cote en 1945. Jean
Salles, encore un Auvergnat originaire de Pierrefort (Cantal), adorait
l’accordéon. Il en fut le gérant en 1959 et acheta les Barreaux Verts en
1961. Il affirmait, à cette époque, que le titre de propriété
qu’il avait conservé indiquait que ce local aurait été une prison de
religieuses sous l’Ancien Régime. L’accordéoniste Juéry puis les
cabrettaïres Pagès, Arribat et Ladonne ont été les derniers musiciens
officiant dans ce bal resté typiquement auvergnat. Encore tout jeune, le
célèbre cabrettaïre Georges Soule, décédé en 1979, venait y
écouter ces rois du folklore d’Auvergne et il se souvenait que les murs
étaient si humides que l’on avait dû clouer des planches pour permettre
aux clients de s’y adosser !
Franchi
le passage Louis-Philippe, on revient à Albert Vernet. Avant d’acquérir
le « Vrai de Vrai », le futur Balajo, Vernet avait exploité
« Le Musette » au N°23. Dans les années 1930, cet
établissement avait une clientèle « spéciale », constituée
surtout par des homosexuels, un nom tabou à l’époque. Au N°37, puis au
39, il exista aussi deux autres petits bals musette, depuis longtemps
disparus où jouèrent, paraît-il, Jean Vaissade et René Sudre. On
arrive au N°41 où le restaurant « A la Galoche d’Aurillac »,
déjà nommé, est là depuis le dix-neuvième siècle. Un peu plus loin,
au N°47, il y avait « Les Trois Colonnes », classé comme bar
en 1924, puis comme bal en 1928. Martin Cayla et son grand ami Henri
Monboisse y jouèrent, l’un de la cabrette, l’autre de l’accordéon. Ce
dernier a habité l’immeuble. Il prit sa retraite après la dernière
guerre et revint se fixer à Vic-sur-Cère, petite station thermale du
Cantal où il acheta le casino. Mais un jour, dans les années 1950, un
client fit sauter la banque et Henri Monboisse fut ruiné. Il a été en
tous cas un remarquable accordéoniste qui enregistra de nombreux disques
chez Martin Cayla (Le Soleil) et Parlophone dans les années 1930.
Le N°51 de la rue de Lappe eut un locataire de marque : Francis Lemarque, qui y est né et y a vécu. « -Il n’y avait pas beaucoup de juifs dans ce secteur, se rappelait-il lorsqu’il s’appelait encore Nathan Korb, mais
nous nous entendions très bien avec tous les Auvergnats du quartier et
mon enfance a toujours été bercée par des airs d’accordéon. Avec mon
frère Maurice et un copain nommé Kléber, nous assurions de « grands
spectacles » dans la cour du 51, surtout les 13 et 14 Juillet. Le
bistrot d’à côté nous prêtait deux tonneaux pour en faire une estrade et
nous nous produisions de neuf heures à midi et de deux à six
heures ! Les locataires allaient alors à leurs fenêtres pour
nous entendre chanter « La Tosca », ou « Ramona »,
quelquefois accompagnés par un accordéoniste. Ils nous jetaient des
pièces et on ramassait jusqu’à 20 francs que nos parents s’empressaient
de nous râfler ! » Puis Francis monta un duo avec son frère « Les Frères Marc », accompagnés par un certain… Joseph Kosma.
« On
était trop jeunes pour fréquenter tous les bals de la rue de Lappe,
réservés aux adultes, mais dans les années trente, beaucoup de ceux-ci
étaient (mal) fréquentés par des « apaches » et il y avait des
coups durs et des règlements de comptes. Mais le temps que les flics
arrivent de la rue de la Roquette jusque devant chez nous, tout était
rentré dans l’ordre. Les blessés étaient embarqués en taxi et chacun
avait repris son petit air innocent. On n’aimait guère s’aventurer loin
de notre secteur. Nous, les gosses du bout de la rue, on était
« les Bleus ». Pourquoi ? Je ne le sais pas, mais ceux du
milieu de la rue et du passage Louis-Philippe, c’étaient « les
Rouges ». Et quand les Bleus et les Rouges se rencontraient, il y
avait de la châtaigne ! ».
Autopsie de la rue de Lappe
Henri-Jacques
Dupuy (1) procéda à des recherches approfondies au début des années
1970 afin d’en savoir plus sur cette rue mythique, devenue aujourd’hui
une rue “branchée”.
Ah,
cette rue de Lappe ! C’était avant la guerre une fête perpétuelle.
Henri-Jacques Dupuy nota encore de nombreuses anecdotes comme ces types
qui tapaient les cartes dans les bistrots à 10 heures du matin :
leur “nuit” n’était pas finie ! Il y avait aussi Nénesse, qui avait
un redoutable caractère. Il s’emportait pour un oui ou pour un non, si
bien qu’il changeait souvent de “crèmerie” car il se faisait jeter d’un
peu partout même s’il n’était pas des plus méchants. Il y avait aussi un
batteur d’orchestre un peu bossu qui avait du mal à être embauché. Tout
le monde l’appelait Dos Dièze puisque son dos était surélevé “d’un
demi-ton” ! Le populaire Émile Prud’homme débuta aussi rue de
Lappe, tout comme Jo Privat qui en fut le véritable roi. Ce dernier
était intarissable avec ses réflexions argotiques. Il racontait
volontiers qu’en voulant essayer à la Boule Rouge le piano, il l’avait
trouvé accordé un peu bas et demandé à la patronne : « Pour demain, faites mettre le piano plus haut. » Le lendemain, le piano avait bien été surélevé mais avec… des annuaires du téléphone placés sous ses pieds !
Le
même Jo Privat — j’en ai été le témoin — régnait en maître sur le
Balajo et la rue de Lappe vers la fin des années 1960. Quand Alain
Ségurel habita en 1969 au-dessus de la Boule Rouge, en face du Balajo, à
la suite de son premier mariage avec la jolie Martine Coste
(pastourelle des Auvergnats de Paris), son célèbre papa accordéoniste
apportait au jeune couple des charcuteries, des tourtes de pain de
seigle et autres produits fermiers en provenance de la Corrèze. Ce
jour-là, j’accompagnais donc Jean Ségurel qui, après avoir vu son fils,
m’invita à boire le verre de l’amitié chez les Bonnet, patrons de La
Galoche d’Aurillac. Au temps des “Quinzaines auvergnates” au Concert
Pacra, nous y venions avec les autres artistes de la troupe y finir la
soirée tard dans la nuit. Ce n’était alors qu’un simple mais sympathique
bistrot où l’on pouvait grignoter directos sur le marbre d’une table un
quignon de pain accompagnant un morceau de Laguiole ou de fourme
d’Ambert. Seulement, la rue étant étroite et le bistrot situé tout au
bout, il fallait passer obligatoirement devant le Balajo. Et ce soir-là,
Jo Privat se tenait au beau milieu de la rue en compagnie de Jean Nora,
le chanteur de son orchestre, et d’une superbe blonde créature en
minijupe juchée sur des talons aiguille de dix centimètres. Jean Ségurel
aperçut Jo Privat le premier et me dit : « Oh la la, Roland, Privat est là ! S’il me voit, eh bien… On n’est pas sorti de l’auberge ! »
Il
ne pouvait pas si bien dire. Jean Ségurel et Jo Privat se connaissaient
depuis longtemps. Ils étaient collègues et même amis mais ce jour-là,
il aurait préféré ne pas le rencontrer du tout afin de ne pas tomber
dans le piège. Et ce qui devait arriver arriva : Jo le vit aussitôt
et nous invita à boire une « rôteuse » au bar du Balajo, non sans avoir fait les présentations d’usage : «
Mon p’tit Jean, voici Nini : elle est chouette, hein ? T’as
vu ses mirettes ? Eh bien, moi j’te dis qu’elle a des châsses à
faire pâlir tes bruyères ! » Ça, c’était du Jo Privat tout craché ! Bien sûr qu’il a offerte sa bouteille de champagne, sa « rôteuse »
comme il disait. Mais il s’est arrangé pour en faire payer trois à Jean
Ségurel et au Balajo, elles n’étaient pas bon marché ! Ségurel
avait les moyens, heureusement. Contrairement à ce qui avait été
prévu, nous n’avons pas pu atteindre ce soir-là La Galoche
d’Aurillac.
Revenons
à l’Histoire. Dans les années qui suivirent la guerre de 1914-1918, les
bals musette ont vu se côtoyer les deux extrêmes de la société. D’une
part, il y avait les petits malfrats, les gigolettes et leurs
proxénètes, quelques méchants qui ne réglaient cependant pas tous leurs
comptes en public. Et par ailleurs, il y avait les “gens du monde” « qui, au sortir de la guerre et de ses privations, fonçaient tête baissée dans tous les amusements possibles » (dixit
Henri-Jacques Dupuy). La mode fut donc de fréquenter tous les endroits
louches. Et la rue de Lappe était en cela l’une des mieux placées. La
frénésie de la danse s’étendit à toutes les classes de la société. Les
amateurs du fox-trot et du charleston sacrifièrent à la java dont le
berceau fut la rue de Lappe. Même les “durs” changèrent de look. Peu à
peu, leur tenue négligée fut remplacée par le faux col, la régate, la
cravate en rayonne, le panama d’été et le feutre d’hiver, la pochette en
soie et les chaussures à deux tons en… peau de serpent. Quant aux
dames, elles mirent leurs fourrures en écharpe, brandirent des sacs à
main en crocodile. Elles montrèrent leurs jambes gainées de soie
perchées sur des talons hauts, tout en portant de croquignolets petits
bibis en guise de chapeau. Tout ce beau monde se mit à danser la valse à
l’envers. Ce qui amena un soir un danseur du Balajo à demander à Jo
Privat de lui jouer une valse à l’endroit car il ne savait pas la danser
à l’envers !
Toutes
les personnalités du monde entier ont défilé au Balajo. Jean Deschamps
participa même à des émissions de radio, tant il avait de souvenirs à
évoquer. Cet homme à la belle prestance avait le côté un peu blasé de
ceux qui ont tout vu. Avec son associé Jo France, il recueillit Édith
Piaf lorsqu’elle n’était encore que la “Môme Piaf” et faisait la manche
dans la rue de Lappe. Elle était tout le temps fourrée au Balajo. Et
c’est là qu’elle fêta son mariage avec Jacques Pills un peu plus tard
après la guerre. Le Duc de Windsor, qui fut un temps avant son
abdication le roi d’Angleterre Edouard VIII, était un habitué de
l’établissement, tout comme Mistinguett, Maurice Chevalier, Germaine
Roger, Rita Hayworth et son mari le prince Ali Khan. Lorsqu’elle tourna
“Babette s’en va-t-en guerre”, Brigitte Bardot vint aussi au Balajo.
Seulement, elle avait mis une perruque brune et personne ne l’a
reconnue ! Boubal, le patron auvergnat du Café de Flore était un
habitué, tout comme Francis Carco et Pierre Mac Orlan qui écrivirent
beaucoup sur et pour l’accordéon. Curnonsky, le Prince des Gastronomes, y
venait trois ou quatre fois par mois. Et l’on vit arriver une fois
trois ministres ensemble ceints du grand cordon de la Légion
d’Honneur : ils arrivaient tout droit d’une réception à
l’Élysée ! Peter Cheney, Albert Simonin, Auguste Le Breton, le
chansonnier Paul Colline, l’affichiste Paul Colin, Charles Trénet,
Catherine Sauvage, Georges Brassens, les Peter Sisters, les acteurs René
Dary, Jean Servais, Raymond Pellegrin, Daniel Gélin, Annie Girardot,
même Grégory Peck et les champions cyclistes vainqueurs du Tour de
France fréquentèrent assidûment le Balajo. Quand le couple Raymond
Bussières & Annette Poivre dansait la valse musette à l’endroit et à
l’envers, ils faisaient l’admiration du public présent. Ils étaient des
danseurs de musette extraordinaires ! Quel autre établissement à
Paris peut s’enorgueillir d’avoir accueilli autant de célébrités ?
On dansait partout dans la capitale
En
descendant de Belleville vers la République, la rue du
Faubourg-du-Temple (au n°105) abrite le dancing La Java, situé dans le
fond du Passage du Commerce. Il s’agit d’un lieu assez rébarbatif avec
des grilles qui le font un peu ressembler à une prison. Mais c’est ici
que, à la suite du virtuose accordéoniste Antoine Tedeschi — dit Antoine
la Java —, le populaire Augusto Baldi (de son vrai nom Balderracchi) a
été le maître de ce lieu après qu’il eut joué dans les guinguettes des
bords de la Marne puis dans des musettes connus comme Le Tango et L’As
de cœur. Avant de devenir La Java où eurent lieu encore récemment
des concerts d’accordéon, ce bal musette fut aussi appelé autrefois
L’Auvergne à Paris, puis La Farandole. Augusto Baldi nous a quittés
depuis, mais il fut pendant longtemps le propriétaire de ce bal de 350
mètres carré construit sur l’emplacement d’une courtille, sorte de
jardin où poussaient autrefois des vignobles sur les pentes allant
jusqu’aux hauts de Belleville et de Ménilmontant.
Ce
quartier était jalonné de guinguettes où l’on venait s’amuser tout en
buvant une piquette élaborée sur place. Car là où il y a des vignes, il y
a du vin. Chacun sait que le vin fait chanter. Et là où l’on chante, on
y danse aussi. Ainsi était ce faubourg dont les actuels boulevards de
Belleville et de Ménilmontant abritaient les barrières de Paris et
quelques bals musette comme Le Balcon et Le Clair de Lune. Au delà,
c’était la campagne.
Dans la rue Basfroi (11e
arrondissement), là où se trouvent maintenant les bureaux et la
rédaction de Accordéon & accordéonistes, il existait trois bals
auvergnats : À la Tour d’Auvergne, Au Massif Central chez
Riols et Chez Thérizol. Près du métro Avron, un peu plus haut sur
le boulevard de Charonne, les Salons Delbor ont vécu plus de cinquante
ans grâce à l’accordéon. La plupart des amicales auvergnates y donnèrent
leurs banquets dansants. Cet établissement 100 % auvergnat pouvait être
comparé à un bal musette mais il a dû fermer voilà quelques années car
il ne répondait plus aux normes de sécurité désormais en vigueur.
En repartant vers le centre de Paris, dans le 3e
arrondissement, il y avait dans la rue au Maire, au n°22, un bal
musette exploité dès 1921 et jusqu’en 1939 par un remarquable
accordéoniste diatonique originaire de Pierrefort (15), François
Vidalenc (1895-1983). Il existait aussi dans cette rue plusieurs autres
bals, comme l’a noté Dany Maurice dans son livre “Cap sur l’Accordéon”
(1) : Chez Gailhac, Ienzer, Conard, Rouzaire, Carvagnac et Chez
Raynal, presque tous Auvergnats ; mais le plus célèbre fut surtout
Le Tango. Un peu plus loin, la rue des Vertus (sic) était devenue
célèbre par ses bals musette plutôt mal fréquentés comme L’As de Cœur
(où chanta Simone Réal) et Chez Marius. Il y en avait encore d’autres
dans ce quartier comme le Bal des Gravilliers, au n°65 de la rue du même
nom dont Émile Vacher fit les beaux soirs à ses débuts. Au n°85 de
cette rue, on dansa aussi la java et la valse chaloupée Chez Marius.
Il
faut aller ensuite aller vers le Nord, à La Villette. Avant de franchir
le viaduc du métro aérien entre les stations Jaurès et Aubervilliers
(aujourd’hui Stalingrad), on pouvait découvrir dans le 10e,
au coin de la rue de l’Aqueduc et du boulevard de la Villette, un autre
bal musette, Chez Dino, disparu depuis très longtemps, tout comme
le Bal Marly et Au Petit Saint-Martin dans le haut du Faubourg
Saint-Martin. Mais le plus important des bals de ce quartier fut Le
Tourbillon, situé 8 rue de Tanger, dans le 19e, qui eut son
heure de gloire dans les années 1930 et au lendemain de la Libération.
Ce fut aussi l’un des temples du musette à Paris. De très nombreux et
mythiques accordéonistes y ont joué comme Albert Carrara et Jean
Vaissade (qui y découvrit sa future femme Rina Ketty en 1936), puis
Émile Prud’homme qui fut le premier accordéoniste à y reçevoir un disque
d’or en 1955 pour un million de 78 tours vendus par la firme Odéon.
Émile Decotty, Georges Dujardin, Jo Maurage et Gaston Debeau furent
ensuite les accordéonistes attitrés du Tourbillon, dont le dernier
patron fut “Lolo” (qui était son surnom). Il rénova cet
établissement populaire dont le véritable pilier fut, en plus des
accordéonistes qui s’y produisirent, la remarquable chanteuse Simone
Réal qui demeure (son vrai nom est Desmures !) l’une des meilleures
interprètes du style musette. Elle chanta au Tourbillon pendant
dix-sept ans.
La
tourmente de 1968 eut raison de ce célèbre bal qui ferma pour de bon
ses portes cette année-là. Il fut démoli dans les années 1980 pour
laisser la place, dans le triangle boulevard de la Villette/rues de
Tanger et de Kabylie, à la grande quincaillerie Au Vaisseau Français,
précédemment installée rue de Flandre avant l’élargissement de celle-ci
en une large avenue. Mais rien ne rappelle aujourd’hui que le Tourbillon
était là. Le guitariste Armand Sébastiani fit longtemps partie de
l’orchestre de ce musette où chaque vendredi se déroulait un concours de
chant amateur. Si le (ou la) concurrent(e) plaisait, le public envoyait
dans leur direction des pièces de monnaie sur la piste. Mais dans le
cas contraire et si, de surcroît, la voix était trop fausse, c’était
comme un radio crochet : les gens conspuaient l’infortuné candidat,
et le batteur de l’orchestre donnait alors un violent coup de cymbales.
Un “videur” renvoyait le chanteur dare-dare à sa table pour faire place
au suivant.
Pour
terminer cette évocation des bals musette parisiens, il faut encore
citer le nom d’Émile Vacher qui fut bien l’inventeur du style musette,
surtout lorsqu’il joua au bal de l’Abbaye, rue de Puteaux aux
Batignolles, dont la salle était la nef d’une authentique abbaye
gothique. Il s’en alla ensuite au Bal de la Montagne Sainte-Geneviève,
près du Panthéon, entraînant toute sa clientèle. Dans le 5e
arrondissement, il exista également une douzaine de bals musette,
dont celui au 11 rue de la Huchette, le Petit Bal Bousca, baptisé ainsi
par Antonin Bouscatel qui s’installa en cet endroit avec sa fille
Henriette et son gendre Charles Péguri lorsqu’ils eurent quitté la rue
de Lappe en 1913.
Rue de Lappe en 1969
Dans
un genre différent, quand ce fut la mode du swing après la Libération,
le grand accordéoniste Tony Muréna ouvrit lui aussi un petit dancing
dans le 17e sur le boulevard des Batignolles, qu’il appela Le
Mirliton. Mais Tony n’était pas fait pour les affaires, et le
compositeur d’Indifférence ne le conserva que peu de temps. Près de la
place Clichy, il exista aussi un autre bal musette célèbre, Le
Petit Jardin, qui eut lui aussi son lot de vedettes de la boîte à
frissons. Sur le quai de Grenelle, dans le 15e, le plus connu
fut Le Bal de la Marine. Le dernier accordéoniste qui s’y produisit
avant sa démolition fut le regretté Raymond Boisserie, lui aussi
Auvergnat d’origine.
Excepté dans les quartiers chics comme les 7e, 8e ou 16e
arrondissements, on peut dire que des bals musette ont existé dans tous
les autres de Paris. Toutefois, le vrai cœur où battait l’accordéon fut
le quartier de la Bastille et surtout la rue de Lappe. Dans chaque bal,
on payait à la danse avec des jetons que le patron ramassait après
avoir crié au public : « Passons la monnaie ! » Les danseurs n’avaient plus qu’à patienter, une fois la quête terminée, qu’il lance à l’orchestre l’ordre tant attendu : « Allez, roulez ! »
Aujourd’hui,
si l’accordéon a perdu un peu de son image populaire que certains
jugent ringarde, il a acquis par ailleurs ses lettres de noblesse.
Les bals musette à Paris n’existent plus mais beaucoup de guinguettes
ont rouvert leurs portes. Notre instrument fétiche reste toujours
présent dans les galas, les concerts, la chanson et surtout en province
au cours des fêtes locales et pour les thés dansants du dimanche.
Excepté sa diffusion sur les radios locales plus quelques stations
régionales de France Bleu et télévisions privées (via le câble ou le
satellite), on pourra regretter que l’accordéon reste le grand absent
des médias officiels. À quand son retour sur nos ondes nationales ?
Et pourtant, tenu par un bon musicien, quel est l’instrument plus
capable que lui pour faire danser ? Comme l’affirmait la
publicité d’une grande marque française d’accordéons avant la guerre, « L’accordéon est un orchestre à lui tout seul ! ».
(1) :
écrivain, journaliste, auteur de chansons et premier producteur des
émissions d’accordéon à la télévision française (O.R.T.F.).
(2) :
Les mémoires de Martin Cayla ont été recueillies et éditées en 2004
dans un livre contenant également un CD. (Editions de l’A.M.T.A — Place
Eugène Rouher — BP 169 — 63204 Riom Cedex).
(3) : Édité par l’auteur : Dany Maurice — 6 square Bolivar — 75019 Paris.
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7 commentaires
Commentaire de: placenti [Visiteur]
Dans les années 1940/1950 mon pére qui était accordéoniste a
joué au Balajo il s'appelait Emile SENSI... c'était un très bon
musicien, qui se rappele de lui ? Sa fille jacqueline
joué au Balajo il s'appelait Emile SENSI... c'était un très bon
musicien, qui se rappele de lui ? Sa fille jacqueline
08.04.10 @ 17:46
Commentaire de: roskam mireille [Visiteur]
je
suis nee rue de lappe en 1946 au dessus de la boule
rouge en face le balajo , ma mère adorait dansser et je passais souvent
mes apres midi de gamine assise sur une banquette de ce bal, j adore le
musette, j ai fais partie
des poulbots de la place d aligre dans le 12 ème
que de bons souvenirs de cette epoque
mireille
05.07.10 @ 12:25
Commentaire de: Guy MEDARD [Visiteur]
Bonjour
Merci pour cet article sur les bals "musette" que j'ai consulté par hasard cherchant si Simone Réal était toujours vivante. J'ai n'ai pas vu de sujet sur "le petit jardin" où se sont produits des accordéonnistes tels que Gus Viseur Maurice Larcange (et je crois aussi Auguto Baldi)
Cordialement
PG.M..S. Je ne sais pas si Simone Réal est toujours vivante ?
Merci pour cet article sur les bals "musette" que j'ai consulté par hasard cherchant si Simone Réal était toujours vivante. J'ai n'ai pas vu de sujet sur "le petit jardin" où se sont produits des accordéonnistes tels que Gus Viseur Maurice Larcange (et je crois aussi Auguto Baldi)
Cordialement
PG.M..S. Je ne sais pas si Simone Réal est toujours vivante ?
08.08.10 @ 10:26
Commentaire de: spinoza [Visiteur]
voilà
! j'ai besoin de votre aide, et de celle de tous les accordéonistes que
vous connaissez des années 1970, je recherche un air interprété à deux
accordéons, en début de l'émission le monde de l'accordéon dans les
années 1970 ! je joue moi-même de l'accordéon et ma prof recherche le
nom de cette musique pour pouvoir le jouer et peut-être le partager avec
l'école de musique qu'elle dirige et dont je fais partie !
Alors merci pour votre aide des plus précieuses !
François
Alors merci pour votre aide des plus précieuses !
François
31.01.11 @ 23:42
Commentaire de: Georges Brossard [Visiteur]
Bravo et merci pour cet article qui fait revivre une partie de ce qui fait qu'on aimait tant Paris !
11.03.11 @ 18:13
Commentaire de: COLSON CATHERINE [Visiteur]
MERCI
POUR CES ARTICLES FORT INTERESSANTS QUI FONT RESURGIR UN PASSE UN PEU
OUBLIE;;;; DES ACCORDEONISTES PRESTIGIEUX TEL JO PRIVAT AIMABLE....
merci beaucoup
bien cordialement
catherine
merci beaucoup
bien cordialement
catherine
28.06.11 @ 22:40
Commentaire de: Van Elslande Roger [Visiteur]
91
ans; ancien musicien de l'orchestre du Boléro, Bal breton du 18 rue de
la Croix Nivert Paris 15ème. A la lecture du texte ci-dessus, je viens
de revivre une partie de ma vie.
La plupart des accordéonistes cités étaient des amis et je remercie l'auteur de m'avoir tant ému.
La plupart des accordéonistes cités étaient des amis et je remercie l'auteur de m'avoir tant ému.
06.07.11 @ 16:51
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