Accordéon & Accordéonistes


À la découverte des bals musette de Paris

par Philippe Krümm

 

 
 
la Bastille et les premiers bals musette
 
Il y a plus de trente ans, Henri-Jacques Dupuy (1) avait publié dans La Revue de l’Accordéoniste - Artistes et Variétés une série d’articles sur l’histoire des bals musette de Paris. Roland Manoury, qui fut son ami et collaborateur, a retrouvé quelques-uns de ses cahiers. Il en a fait une synthèse, dont voici le premier épisode.
 
C’est le berceau du musette et la rue de Lappe, qui a bien changé aujourd’hui, est connue dans le monde entier. De grands photographes comme Robert Doisneau et Brasaï l’ont immortalisée dans leurs clichés reflétant la vie nocturne effrénée de cette petite voie étroite qui comportait entre les deux guerres environ dix-sept bals musette, la plupart tenus par des Auvergnats. Rien n’était plus photogénique que les néons des enseignes lumineuses se reflétant sur les pavés mouillés que foulaient de leurs pieds les prostituées, les souteneurs et toute une faune interlope. Se mêlait à ces personnes la foule des midinettes venues en “tourner une” ou celle des bourgeois nantis venus s’encanailler pour un soir à la sortie des théâtres.
 
Jusqu’au début du vingtième siècle, ce quartier n’était encore qu’une banlieue un peu extérieure à Paris. Au Moyen Âge, il y avait là une campagne fertile où poussaient la vigne et le blé parmi de nombreux jardins maraîchers. On y trouvait aussi de riches demeures seigneuriales, des rendez-vous de chasse, des folies comme l’hôtel de Ninon de Lenclos (qui subsiste encore sur le boulevard Beaumarchais) et même une abbaye : celle de Saint-Antoine-des-Champs qui donna son nom au quartier. À l’intérieur de Paris, les métiers, groupés par corporations, étaient régis par des contraintes très sévères, mais les artisans qui travaillaient pour l’abbaye de Saint-Antoine-des-Champs en étaient exemptés par un décret du roi Louis XI. Les souverains qui lui succédèrent finirent par s’inquiéter de l’afflux toujours croissant des artisans dans ce village afin de bénéficier de ces franchises. De là s’est bâti peu à peu ce quartier qui comptait des milliers d’artisans qui purent exercer en toute liberté leur métier, notamment dans le travail du bois et de la ferronnerie. C’est au cours du dix-huitième siècle que prospéra surtout la fabrication et le commerce des meubles dans ce qui devint le Faubourg Saint-Antoine (le mot “faubourg” signifiant le “faux bourg” situé à côté du vrai).
 
 
De tous temps, tous les peuples du monde ont dansé. Mais en France, et surtout à Paris, ce n’est qu’en 1715 avec quelques bals masqués que le bal en général s’est installé ensuite dans un local voué à cela. Tout a commencé à l’Opéra dont l’administration donnait ou refusait l’autorisation d’organiser un bal public. Cela dura jusqu’à la Révolution, en 1789. Au dix-neuvième siècle, les bals proliférèrent dans tous les quartiers de la Capitale. Citons le Bal du Prado, ouvert en 1810 en face du Palais de Justice dans l’île de la Cité, fréquenté surtout par les étudiants. S’ouvrirent ensuite le Tivoli d’Hiver, non loin des Halles puis le Bal Mabille aux Champs-Elysées ; à Montmartre l’Élysée Montmartre et ceux qui allaient devenir les plus célèbres : Tabarin, Moulin Rouge, Moulin de la Galette… Des bals chics et bals populaires. On changeait de milieu en passant des Champs-Élysées aux bals auvergnats de la rue au Maire ou au bal des “apaches” de la rue des Gravilliers et de la rue des Vertus, la mal nommée !
C’est surtout à la Bastille qu’ils allaient être les plus nombreux. L’écrivain Jules Claretie avait noté en 1867 la présence de marchands de chansons et de chanteurs ambulants autour et sur la place de la Bastille. Henri-Jacques Dupuy racontait aussi l’histoire du “marquis” de la Vessie : un pittoresque personnage du pavé parisien qui jouait d’un instrument bizarre constitué par un bâton et deux cordes tendues sur une vessie de porc. Près de là, au 10 boulevard Beaumarchais, s’ouvrit le théâtre Chansonia qui devint le Concert Pacra en 1908. Pour 50 centimes, on avait droit à un bock et…un fauteuil. Après les tours de chant et des attractions de music-hall, on jouait un vaudeville ou une comédie. Mais jusqu’à cette époque, tous les orchestres montés sur une estrade ne comprenaient que des violons, des pistons et une contrebasse.

la rue de Lappe dans les années 1900
Les bals musette ont été quasiment tous tenus par des originaires du Massif central (Puy-de-Dôme, Aveyron, Corrèze, Lozère et surtout Cantal). Ils avaient débarqué un jour et sans un sou par le train aux gares de Lyon et d’Austerlitz. Grâce à leur ténacité et leur courage (ils montaient le charbon et les seaux d’eau chaude dans les étages des quartiers bourgeois), ils allaient ensuite devenir aussi laitiers ou loufiats (garçons de café) et amasser un petit pécule afin d’acheter un petit commerce, un bistro ou ouvrir un bal.
Non loin de la sinistre forteresse de la Bastille, trois grandes artères traversaient le faubourg : les chaussées Saint-Antoine, de Charenton et de Charonne. Entre elles, une petite rue tracée à la fin du dix-septième siècle sur les terrains d’un certain Girard de Lappe. Sur des anciennes cartes de Paris, cette voie porta même au temps de Napoléon 1er le nom de “rue de Naples”  ou de “l’Apple”. Pendant le Second Empire, la rue de Lappe fut bordée de maisons basses qui devinrent vite des taudis, sans confort et sans hygiène, mais où commencèrent à affluer de nombreuses personnes originaires d’Auvergne espérant faire fortune à Paris, puisque la vie était encore plus précaire dans les montagnes qu’ils venaient de quitter. Ces émigrants gardaient intactes leurs traditions. Et la rue de Lappe finit par ressembler davantage à une rue d’Aurillac qu’à une rue parisienne ! Naturellement, pour se retrouver ensemble les dimanches, ils fréquentaient ces nombreux bistrots et ces bals dits “des familles” où l’ambiance était très provinciale.
Au barreaux vert .celebre bal des familles...Puis musette !
Pour danser la bourrée comme “au pays”, il n’y avait qu’un seul instrument de musique : la cabrette, genre de cornemuse (ou musette) qui se distinguait des autres parce que le joueur n’envoyait pas l’air dans le sac en peau de chèvre (cabre en occitan, d’où le nom de cabrette) en soufflant avec sa bouche, mais grâce à un soufflet attaché à la ceinture. Quant à l’accordéon, il était encore totalement inconnu dans le quartier, mais cela n’allait pas tarder à changer.
 
Une belle troupe d'auvergnats sous la houlette de Martin Cayla patron des disques (78t) Le Soleil !
Nombre de ces petits établissements portaient donc la mention respectable de “Bal des Familles”. Il n’y avait pas encore de mauvais garçons ni de malfrats. Et s’il y eut sans doute quelques empoignades, les Auvergnats aimaient s’y rencontrer pour parler du pays. Le dimanche après-midi, les mères y emmenaient leurs filles pour les surveiller et voir avec qui elles dansaient.
Martin Cayla devant sa boutique aujourd'hui on y vend des appartements! Mais les verres de la vitrine sont les mêmes..
On y buvait aussi, parfois sec, et on y cassait la croûte grâce aux cochonnailles et fromages d’Auvergne. En même temps, on écoutait le cabrettaïre de service qui jouait, une grelottière attachée à une cheville pour mieux marquer la cadence. Martin Cayla (1889-1951) se rendit célèbre dans ce quartier dès 1909 (2) puisqu’il avait 20 ans lorsqu’il habita au n°21 de la rue de Lappe et joua de la cabrette dans le passage Thiéré où se trouvait le bal Mouminoux. Mais on savait déjà que des immigrants italiens, nombreux dans le quartier, avaient apporté avec eux un instrument de musique qui pouvait à lui seul remplacer tout un orchestre. Cet instrument s’appelait l’accordéon ! Mais cela déplut aux Auvergnats qui voyaient d’un très mauvais œil s’implanter cette boîte maléfique. Celle-ci, en raison de sa puissance sonore, allait à coup sûr balayer toutes les cabrettes existantes ! Ainsi s’ouvrirent, quelque temps après, plusieurs bals musette dans ce quartier : Chez Clavières (rue Saint-Maur), Alliès (rue de la Roquette), Costeroste (bd de Charonne), Rastoul (rue Coustou), Marcellin (rue au Maire), Bertrand (rue de Charenton), Lacassagne et Sudre (rue des Taillandiers).
 
 
Au n°13 de la rue de Lappe, prospérait le Bal Bouscatel — du nom de son propriétaire Antoine Bouscatel, un remarquable joueur de cabrette né en 1867 au hameau de Cornézière, dans la commune de Lascelle (Cantal), près d’Aurillac. On y venait de tous les quartiers de Paris danser les bourrées, valses, scottish et autres polkas piquées. C’est là que se présenta un beau jour un jeune accordéoniste sans le sou, mais le cœur plein d’espérance : Charles Péguri.
Charles Péguri
Il venait de quitter l’atelier de réparations d’accordéons que son père, Félix Péguri, avait installé rue de Flandre, à La Villette. C’était risqué pour lui de se promener avec un accordéon en plein fief auvergnat ! C’est vrai que l’instrument était à l’origine le compagnon des bergers des montagnes d’Italie. Il suivit les émigrants qui se fixèrent presque tous dans la Zone ou à la périphérie de Paris. Seuls ceux-ci jouaient de l’accordéon à l’époque et Félix Péguri ne manquait pas de travail dans son atelier. Son fils Charles, qui travaillait avec lui, cherchait des innovations techniques, ce qui déroutait le père. À la suite d’une dispute, Charles choisit la liberté. Il se rendit chez Bouscatel, lui proposant de l’accompagner à l’accordéon dans son bal.
Inbtérieur du bal "Bousca"
Contrairement à ses compatriotes, celui-ci accepta. Ce fut un succès immédiat : le mariage des sons aigrelets de la cabrette et des riches accords de l’accordéon fut salué par des tonnerres d’applaudissements de la part des danseurs. Antonin Bouscatel décida de garde “Charlot” avec lui. Ce fut le véritable départ du bal musette. Lequel, désormais, ne pourra plus jamais se passer de l’accordéon.
 
 
Antonin Bousactel "Roi des cabrettaire"
 
La rue de Lappe et le Balajo
 
Henri-Jacques Dupuy (1) procéda à des recherches approfondies au début des années 1970 afin d’en savoir plus sur cette rue mythique, devenue aujourd’hui une rue “branchée”.
 
Aujourd’hui, dans la rue de Lappe se succèdent restaurants, antiquaires, galeries. Quelques bribes de musique y reviennent peu à peu en raison de la proximité du nouvel Opéra Bastille. Il ne reste qu’un seul bal : le Balajo, où officia pendant près de cinquante ans le regretté Jo Privat, que remplaça souvent Toni Jacque, aujourd’hui retiré en Franche-Comté. Quant au fief des Auvergnats, seuls subsistent encore un commerce de produits d’Auvergne et, au n°41 de la rue, le petit mais célèbre restaurant À La Galoche d’Aurillac. Ce dernier est tenu par Jeannot Bonnet qui succéda à ses parents au début des années 1980. La carte, typiquement auvergnate est toujours alléchante. Mais les prix ont évolué aussi en conséquence de la fréquentation de ce quartier par de nombreux touristes.
Il y a cent ans, le nombre des débits de boisson que la rue de Lappe avait concentré sur ses deux rives était si élevé qu’il aurait été impossible au plus invétéré des buveurs de faire le trajet de la rue de la Roquette à la rue de Charonne en consommant dans chacun d’eux ! Les bistrots-bougnats côtoyaient alors les ferrailleurs, les fabricants de machines-outils et de comptoirs destinés aux autres cafés de Paris, les marchands de salaisons et de produits d’Auvergne. À La Galoche d’Aurillac (entre autres), on y vendait des galoches et des sabots fabriqués dans le Cantal. Ils sont encore suspendus aujourd’hui au plafond de ce restaurant où, en commandant une “truffade” ou un “aligot”, vous pourrez en acheter une paire si vous le désirez.
 
Une photo au top de la nostalgie...avec une pensée pour mon camarade Claude Dubois
Comme l’écrivait encore le regretté Henri-Jacques Dupuy, « … décrire la rue de Lappe en s’arrêtant tantôt à gauche, tantôt à droite, cette démarche zigzagante n’eût pas été sans évoquer celle du poivrot éventuel ! ». Dans toute rue ou avenue, il y a un mystère : pourquoi un côté est-il plus vivant ou animé que celui d’en face ? Sans vouloir vexer les “droitiers”, les bals avaient la préférence pour le côté gauche de la rue en partant de la rue de la Roquette, à l’exception de La Boule Rouge qui était sur le côté droi (celui qui porte les numéros pairs). C’est sur ce trottoir que l’exploration de Dupuy commençait.
Au coin de la rue de la Roquette, le café La Truyère existe toujours et sa façade sur la rue de Lappe porte le n°2. Quand il n’officiait pas au Balajo, c’était le quartier général de Jo Privat qui y but de nombreuses “rôteuses” de champagne. Au n°8, un certain Cassagne ouvrit en 1910 un débit de vins, repris par Louis Pouyet qui créa La Boule Rouge. Dans les années 1930, la salle au plafond bas et aux banquettes serrées les unes contre les autres vit défiler de nombreux accordéonistes installés au “perchoir”. Le plus célèbre d’entre eux fut Robert Trognée, compositeur de la valse musette Le retour des Hirondelles. Son frère Georges — plus connu sous le pseudonyme de Jonato — composa d’innombrables succès pour accordéon qu’il cosigna avec Émile Prud’homme, Georges Cantournet, André Thivet, Jean Ségurel et bien d’autres. L’immeuble du n°12 eut son heure de gloire entre les deux guerres : il était recherché par les amateurs de “l’amour-express”, abritant l’Hôtel de Lappe, une maison de passe, évidemment. On y trouvait ensuite d’autres cafés-bougnats, des machines-outils et au n°20 le café Rodde où Jo Privat — encore lui — venait entre deux danses y “crever un nuage” ! Au n°30, l’épicerie-buvette était un lieu pittoresque fréquenté surtout par des clochards, digne de L’Opéra de quat’sous. “La Marie” et “le Léon” tenaient ce comptoir plutôt sordide et n’étaient pas les derniers à tâter de la bouteille ! Le côté droit de la rue de Lappe comportait encore quelques boutiques de salaisons et se terminait par le restaurant Chez Paul, au coin de la rue de Charonne. Il existe toujours.
 
La “rive gauche” de la rue de Lappe intéressera davantage les mordus de boîte à frissons que nous sommes puisque c’est celle qui contenait le plus de bals musette. Au n°1, il y avait une fabrique de comptoirs en étain où l’on vendait tout le matériel destiné aux cafés : percolateurs, banquettes, chaises et tables. Au n°5, un certain Cantournet vendait de la ferraille. Au n°9 existe encore ce qui fut le plus fameux bal musette de la Capitale : le Balajo. En 1907, il y avait là un débit de boissons tenu par un certain Lascroux. Il le revendit en 1910 à un autre Auvergnat, Dumas, qui le céda à son tour à un nommé Aldebert. Ce dernier ouvrit un authentique petit bal musette auvergnat accueillant une excellente clientèle. Celui-ci prit sa retraite en 1930 et revendit son établissement à Albert Vernet, encore un Auvergnat originaire de la Haute-Loire. Il exploita le Bal Vernet, appelé aussi Au Vrai de Vrai jusqu’en 1935, année où un homme très aisé nommé Jo France l’acheta pour le transformer en endroit chic. En allusion à son prénom, il nomma Balajo ce nouveau bal devenu un dancing à la mode.
L'entrée du Bal a Jo dans les années 1950
Il se trouve qu’au moment même du lancement, le jeune Jo Privat fut lié aux destinées de ce bal. Et son prénom reste indissolublement associé à l’établissement, si bien que tout le monde a cru (et croit encore) que le Balajo, c’était le bal à Jo Privat, mais ce fut bien celui de Jo France. Celui-ci décida d’agrandir son établissement et acheta le terrain vague situé derrière. Il y fit construire la magnifique salle de bal, décorée par Henri Mahé et rappelant le cinéma Le Grand Rex de Paris. Au Balajo, on croit danser en plein air la nuit sous les étoiles qui scintillent dans le ciel. L’inauguration eut lieu en juin 1936, à l’époque du Front populaire et à l’apogée de l’accordéon musette. L’enthousiasme fut énorme, le Balajo devenant le plus réputé des bals de France. Comme il portait en outre les noms et prénoms de son propriétaire et ceux de l’accordéoniste de service, l’établissement s’envola vers un demi-siècle de succès.
L'un des tableaux d'Henri mahé décorant l'intérieur du Balajo
 
On sait de Jo France qu’il s’appelait en réalité Georges France, qu’il était Parisien d’ascendance lyonnaise. Il avait débuté dans la vie comme plombier (plombard en argot) et avait un physique avantageux qui attirait énormément les personnes du sexe opposé. On disait de lui qu’il était de ceux qui sont capables de prendre toutes les bastilles, de les réparer et de les remettre au goût du jour. Sa première bastille fut un hôtel qui devint par ses soins un meublé très confortable muni de chambres avec eau courante et « tout l’toutim »
 
 
Au(comme il disait). le bar du Bal à Jo , à gauche Roger deschamps, le patron
 
Il connaissait la question puisqu’il avait été plombier ! Il accueillait donc dans son établissement les respectueuses du quartier et une clientèle aisée. En somme, il tenait un hôtel de passe de luxe qui lui rapportait beaucoup d’argent. Lorsqu’il sut que le Bal Vernet était à vendre, il l’acheta et le transforma (comme on l’a lu plus haut). Le Balajo fut fréquenté par les plus grandes vedettes d’avant et d’après la dernière guerre. Ce fut l’un des hauts-lieux de la fiesta et de la danse jusqu’en 1939, année où Jo France prit comme associé Jean Deschamps, un négociant en textiles. Jo Privat commençait à être en haut de l’affiche. Mais la fête ne devait pas durer : la guerre éclata début septembre 1939. Le Balajo ferma ses portes en janvier 1940, pendant la “drôle de guerre”. Jean Deschamps fut mobilisé et fait prisonnier mais ne connut que six mois de captivité en Allemagne. Les bals étant interdits, il tint un garage avec station-service boulevard Voltaire jusqu’à la Libération. Jo France, lui, s’occupa d’autres affaires. Le Balajo ne ralluma ses lampions qu’en novembre 1944 au cours d’une joyeuse fête que présida Mistinguett.
Les jeux trés subtiles du Bal à Jo !
Ce fut cependant Jean Deschamps qui continua à diriger seul la société du Balajo, Jo France se retirant de l’affaire pour s’occuper du Moulin Rouge qu’il voulait relancer. Le peintre et décorateur Henri Mahé enrichit encore le Balajo en 1951 en accrochant au-dessus du bar des tableaux peints par lui sur des thèmes inspirés par des titres de valses musette comme Mon barbot de Saint-Jean (devenu pudiquement Mon Amant de Saint-Jean), La plus bath des javas ou Le dénicheur.
Dans les années 50 les célébrités vont au bal a Jo george Brassens et Catherine Sauvage
C’est encore Mahé qui a décoré les niches vitrées du bar et qui reconstituent l’ambiance d’anciens bals célèbres disparus de la rue de Lappe.
Jo privat le roi du Balajo Couverture d'un disue de 1978
 
Le Petit Balcon
 
 
 En poursuivant l’exploration du côté gauche (numéros impairs), il faut quitter la rue de Lappe à la hauteur du N°21 et emprunter le Passage Louis-Philippe, couvert en son début, pour déboucher derrière sur le Passage Thiéré, parallèle à la rue. C’est au bal musette « Le Petit Balcon » que Martin Cayla fit des débuts prometteurs vers 1910 puisque l’établissement, à l’époque, s’appelait le « Bal Mouminoux », racheté en 1912 par Garrigoux. Après la Grande Guerre, le bal s’appela le « Petit Bal des Familles » (immortalisé par une chanson de Georges Cantournet que chanta Jean Cambon sur un disque Festival). Mme Vidalin le racheta en 1929 et le conserva jusqu’en 1960. Les accordéonistes Berger et Larousse ont joué au « Petit Balcon ».
 
Le passage Louis Philippe entre la rue de Lappe et le passage Thiéré . Le petit Balcon était au fond a gauche...aujourd'hui dans le passage il y a le Café de La danse.
Celui qui connut le mieux l’histoire de ce vieux bal musette fut Roger Paraboschi, célèbre et talentueux batteur qui joua avec tous les grands du jazz français et américains. Henri-Jacques Dupuy le rencontra vers le milieu des années 1960. En effet, c’est au Petit Balcon que naquit cet excellent percussioniste, lui-même fils d’un immigré italien arrivé en France en 1922, année où Mussolini prit le pouvoir.
 
« -Mon père Charles Paraboschi fut l’une des gloires de l’accordéon dans les années vingt, se souvenait Roger, il arriva en France, une truelle dans une main et un accordéon au bout de l’autre. Comme il jouait aussi bien des deux « instruments », mais que sur le second, il faisait preuve d’un très honnête talent, il devint vite musicien professionnel. Il jouait sur un Dita Salas chromatique à quatre rangées de boutons, système Piazentina, car il était originaire de Piacenza, petite ville proche de Stradella, capitale de l’accordéon dans le Nord de l’Italie. Nous étions une famille de musiciens, ayant un cousin violon-alto à l’orchestre de Paris et un autre qui chantait à la Scala de Milan. On appelait mon père « Charlot-la-main-gauche » tant on appréciait son jeu de basses. Il jouait alors avec des comparses aux sobriquets les plus pittoresques, comme c’était la coutume au bal musette : Milo-le-Menteur, Dédé-les-Gros-Yeux, Toto les asperges, etc. Même certains accordéonistes français à 100 % comme René Maletti avaient italianisé leur nom pour faire mieux !
 
 
Dans le passage Thiéré, il y avait un autre bal musette, « Chez Rolandi » où se donnaient rendez-vous le samedi et le dimanche les Italiens d’un peu partout. Mon père reçut la visite de Charles Péguri qui lui demanda de venir jouer chez Aldebert, à l’emplacement duquel s’installera en 1936 le Balajo. Quand ce dernier fut ouvert, mon père partit alors jouer au « Musette », rue de Lappe, un bal tenu par les frères Noyguès. Lorsque les musiciens avaient grimpé sur une échelle et pris place sur le balcon, on retirait alors cette-ci, les isolant ainsi des conflits et des bagarres qui éclataient dans la salle. Ils continuaient ainsi imperturbablement à jouer, relativement indifférents à ce qui se passait en dessous ! Et quand ils avaient envie de soulager un petit besoin très naturel, ne pouvant pas descendre, ils… pissaient dans une boîte de conserve !
 
La rue de Lappe était cependant très surveillée. Les bals fonctionnaient de 20 h 30 à minuit et demie et il y avait un flic devant chaque bal ! A minuit trente pile, le flic faisait son entrée, on pouvait alors sortir et respirer enfin un peu de l’air frais de la rue. Au Petit Balcon, se souvenaitencore Roger Paraboschi, c’était pareil.
 
Nous ajouterons que la salle était sympathique. Maurice Alexander y a beaucoup joué et c’est là qu’il reçut en 1957, un disque d’or pour un million de disques vendus chez Columbia et Trianon, deux marques de Pathé-Marconi. Dans les années 1960, le patron engageait des « apaches » qui n’étaient en réalité que des figurants venus pour impressionner les touristes étrangers débarqués de pleins autocars. Ils giflaient leurs « régulières » tout en dansant des chaloupées effrénées et des javas « vaches » !.
 
« -Tout cela, c’était de la frime » regrettait Roger Paraboschi. Le Petit Balcon était devenu un bal bidon. Il disparut à son tour dans les années 1970. Dans le passage Thiéré s’était installé également un célèbre fabricant de cabrettes : Dufayet. Les autres habitaient tous dans le quartier comme Costeroste, Amadieu ou Gasparoux. Quant à Martin Cayla, il ouvrit son premier magasin de musique au début des années 1920 au N°26 de la rue des Taillandiers, non loin de là.
 
Il nous faut revenir cent ans en arrière, en 1902, à cette association entre l’Auvergne et l’Italie créée au N°13 de la rue de Lappe par Antoine Bouscatel et Charles Péguri, dit Charlot. Sur un bottin de l’époque, figurait son nom mal orthographié en Ch.Péguré. Quand ce dernier eut quité son père Félix, il chercha un nouveau local pour installer un atelier qu’il voulait spécialiser dans la réparation et l’amélioration technique des accordéons. Le père Bouscatel lui offrit celui situé juste au dessus de son bal et cela devint un véritable club d’accordéonistes. Charles était un chercheur et il fut aussi l’un des pionniers de l’accordéon chromatique, encore rare à cette époque. Acteurs du mariage entre la cabrette auvergnate et l’accordéon, Bouscatel et Péguri allaient en conclure un autre, un vrai celui-là : Charlot était tombé follement amoureux d’Henriette, la fille de Bouscatel et il l’épousa. En 1913, Bouscatel vendit son bal et toute la famille quitta la rue de Lappe pour s’installer rue de la Huchette, au Quartier Latin. L’établissement conserva longtemps son nom de « Bal Bousca » et fut racheté juste avant la déclaration de la guerre en 1914 par un autre auvergnat : Carcanague qui l’exploita jusqu’au début des années 1930. Il n’existe plus depuis longtemps. Dépressif, Charles Péguri mit fin à ses jours en 1930 et son beau-père Antonin Bouscatel mourut en 1945 .
 
Continuons notre promenade dans la rue de Lappe. Au N°19, il y avait vers 1900 un « Café Taldire », repris en 1938 par un nommé Monteil, un Corrézien qui en fit un bal musette à l’enseigne des « Barreaux Verts », puisque des barreaux en fer forgé étaient fixés sur la devanture. Repris en 1940 par Nadailhac, puis par les dénommés Moulin et Dalle, le petit bal avait retrouvé sa cote en 1945. Jean Salles, encore un Auvergnat originaire de Pierrefort (Cantal), adorait l’accordéon. Il en fut le gérant en 1959 et acheta les Barreaux Verts en 1961. Il affirmait, à cette époque, que le titre de propriété qu’il avait conservé indiquait que ce local aurait été une prison de religieuses sous l’Ancien Régime. L’accordéoniste Juéry puis les cabrettaïres Pagès, Arribat et Ladonne ont été les derniers musiciens officiant dans ce bal resté typiquement auvergnat. Encore tout jeune, le célèbre cabrettaïre Georges Soule, décédé en 1979, venait y écouter ces rois du folklore d’Auvergne et il se souvenait que les murs étaient si humides que l’on avait dû clouer des planches pour permettre aux clients de s’y adosser !
 
Franchi le passage Louis-Philippe, on revient à Albert Vernet. Avant d’acquérir le « Vrai de Vrai », le futur Balajo, Vernet avait exploité « Le Musette » au N°23. Dans les années 1930, cet établissement avait une clientèle « spéciale », constituée surtout par des homosexuels, un nom tabou à l’époque. Au N°37, puis au 39, il exista aussi deux autres petits bals musette, depuis longtemps disparus où jouèrent, paraît-il, Jean Vaissade et René Sudre. On arrive au N°41 où le restaurant « A la Galoche d’Aurillac », déjà nommé, est là depuis le dix-neuvième siècle. Un peu plus loin, au N°47, il y avait « Les Trois Colonnes », classé comme bar en 1924, puis comme bal en 1928. Martin Cayla et son grand ami Henri Monboisse y jouèrent, l’un de la cabrette, l’autre de l’accordéon. Ce dernier a habité l’immeuble. Il prit sa retraite après la dernière guerre et revint se fixer à Vic-sur-Cère, petite station thermale du Cantal où il acheta le casino. Mais un jour, dans les années 1950, un client fit sauter la banque et Henri Monboisse fut ruiné. Il a été en tous cas un remarquable accordéoniste qui enregistra de nombreux disques chez Martin Cayla (Le Soleil) et Parlophone dans les années 1930.
 
Le N°51 de la rue de Lappe eut un locataire de marque : Francis Lemarque, qui y est né et y a vécu. « -Il n’y avait pas beaucoup de juifs dans ce secteur, se rappelait-il lorsqu’il s’appelait encore Nathan Korb, mais nous nous entendions très bien avec tous les Auvergnats du quartier et mon enfance a toujours été bercée par des airs d’accordéon. Avec mon frère Maurice et un copain nommé Kléber, nous assurions de « grands spectacles » dans la cour du 51, surtout les 13 et 14 Juillet. Le bistrot d’à côté nous prêtait deux tonneaux pour en faire une estrade et nous nous produisions de neuf heures à midi et de deux à six heures ! Les locataires allaient alors à leurs fenêtres pour nous entendre chanter « La Tosca », ou « Ramona », quelquefois accompagnés par un accordéoniste. Ils nous jetaient des pièces et on ramassait jusqu’à 20 francs que nos parents s’empressaient de nous râfler ! » Puis Francis monta un duo avec son frère « Les Frères Marc », accompagnés par un certain… Joseph Kosma.
 
« On était trop jeunes pour fréquenter tous les bals de la rue de Lappe, réservés aux adultes, mais dans les années trente, beaucoup de ceux-ci étaient (mal) fréquentés par des « apaches » et il y avait des coups durs et des règlements de comptes. Mais le temps que les flics arrivent de la rue de la Roquette jusque devant chez nous, tout était rentré dans l’ordre. Les blessés étaient embarqués en taxi et chacun avait repris son petit air innocent. On n’aimait guère s’aventurer loin de notre secteur. Nous, les gosses du bout de la rue, on était « les Bleus ». Pourquoi ? Je ne le sais pas, mais ceux du milieu de la rue et du passage Louis-Philippe, c’étaient « les Rouges ». Et quand les Bleus et les Rouges se rencontraient, il y avait de la châtaigne ! ».
 
 
Autopsie de la rue de Lappe
 
Henri-Jacques Dupuy (1) procéda à des recherches approfondies au début des années 1970 afin d’en savoir plus sur cette rue mythique, devenue aujourd’hui une rue “branchée”.
 
Ah, cette rue de Lappe ! C’était avant la guerre une fête perpétuelle. Henri-Jacques Dupuy nota encore de nombreuses anecdotes comme ces types qui tapaient les cartes dans les bistrots à 10 heures du matin : leur “nuit” n’était pas finie ! Il y avait aussi Nénesse, qui avait un redoutable caractère. Il s’emportait pour un oui ou pour un non, si bien qu’il changeait souvent de “crèmerie” car il se faisait jeter d’un peu partout même s’il n’était pas des plus méchants. Il y avait aussi un batteur d’orchestre un peu bossu qui avait du mal à être embauché. Tout le monde l’appelait Dos Dièze puisque son dos était surélevé “d’un demi-ton” ! Le populaire Émile Prud’homme débuta aussi rue de Lappe, tout comme Jo Privat qui en fut le véritable roi. Ce dernier était intarissable avec ses réflexions argotiques. Il racontait volontiers qu’en voulant essayer à la Boule Rouge le piano, il l’avait trouvé accordé un peu bas et demandé à la patronne : « Pour demain, faites mettre le piano plus haut. » Le lendemain, le piano avait bien été surélevé mais avec… des annuaires du téléphone placés sous ses pieds !
 
Le même Jo Privat — j’en ai été le témoin — régnait en maître sur le Balajo et la rue de Lappe vers la fin des années 1960. Quand Alain Ségurel habita en 1969 au-dessus de la Boule Rouge, en face du Balajo, à la suite de son premier mariage avec la jolie Martine Coste (pastourelle des Auvergnats de Paris), son célèbre papa accordéoniste apportait au jeune couple des charcuteries, des tourtes de pain de seigle et autres produits fermiers en provenance de la Corrèze. Ce jour-là, j’accompagnais donc Jean Ségurel qui, après avoir vu son fils, m’invita à boire le verre de l’amitié chez les Bonnet, patrons de La Galoche d’Aurillac. Au temps des “Quinzaines auvergnates” au Concert Pacra, nous y venions avec les autres artistes de la troupe y finir la soirée tard dans la nuit. Ce n’était alors qu’un simple mais sympathique bistrot où l’on pouvait grignoter directos sur le marbre d’une table un quignon de pain accompagnant un morceau de Laguiole ou de fourme d’Ambert. Seulement, la rue étant étroite et le bistrot situé tout au bout, il fallait passer obligatoirement devant le Balajo. Et ce soir-là, Jo Privat se tenait au beau milieu de la rue en compagnie de Jean Nora, le chanteur de son orchestre, et d’une superbe blonde créature en minijupe juchée sur des talons aiguille de dix centimètres. Jean Ségurel aperçut Jo Privat le premier et me dit : « Oh la la, Roland, Privat est là ! S’il me voit, eh bien… On n’est pas sorti de l’auberge ! »
 
Il ne pouvait pas si bien dire. Jean Ségurel et Jo Privat se connaissaient depuis longtemps. Ils étaient collègues et même amis mais ce jour-là, il aurait préféré ne pas le rencontrer du tout afin de ne pas tomber dans le piège. Et ce qui devait arriver arriva : Jo le vit aussitôt et nous invita à boire une « rôteuse » au bar du Balajo, non sans avoir fait les présentations d’usage : « Mon p’tit Jean, voici Nini : elle est chouette, hein ? T’as vu ses mirettes ? Eh bien, moi j’te dis qu’elle a des châsses à faire pâlir tes bruyères ! » Ça, c’était du Jo Privat tout craché ! Bien sûr qu’il a offerte sa bouteille de champagne, sa « rôteuse » comme il disait. Mais il s’est arrangé pour en faire payer trois à Jean Ségurel et au Balajo, elles n’étaient pas bon marché ! Ségurel avait les moyens, heureusement. Contrairement à ce qui avait été prévu, nous n’avons pas pu atteindre ce soir-là La Galoche d’Aurillac.
Revenons à l’Histoire. Dans les années qui suivirent la guerre de 1914-1918, les bals musette ont vu se côtoyer les deux extrêmes de la société. D’une part, il y avait les petits malfrats, les gigolettes et leurs proxénètes, quelques méchants qui ne réglaient cependant pas tous leurs comptes en public. Et par ailleurs, il y avait les “gens du monde” « qui, au sortir de la guerre et de ses privations, fonçaient tête baissée dans tous les amusements possibles » (dixit Henri-Jacques Dupuy). La mode fut donc de fréquenter tous les endroits louches. Et la rue de Lappe était en cela l’une des mieux placées. La frénésie de la danse s’étendit à toutes les classes de la société. Les amateurs du fox-trot et du charleston sacrifièrent à la java dont le berceau fut la rue de Lappe. Même les “durs” changèrent de look. Peu à peu, leur tenue négligée fut remplacée par le faux col, la régate, la cravate en rayonne, le panama d’été et le feutre d’hiver, la pochette en soie et les chaussures à deux tons en… peau de serpent. Quant aux dames, elles mirent leurs fourrures en écharpe, brandirent des sacs à main en crocodile. Elles montrèrent leurs jambes gainées de soie perchées sur des talons hauts, tout en portant de croquignolets petits bibis en guise de chapeau. Tout ce beau monde se mit à danser la valse à l’envers. Ce qui amena un soir un danseur du Balajo à demander à Jo Privat de lui jouer une valse à l’endroit car il ne savait pas la danser à l’envers !
 
Toutes les personnalités du monde entier ont défilé au Balajo. Jean Deschamps participa même à des émissions de radio, tant il avait de souvenirs à évoquer. Cet homme à la belle prestance avait le côté un peu blasé de ceux qui ont tout vu. Avec son associé Jo France, il recueillit Édith Piaf lorsqu’elle n’était encore que la “Môme Piaf” et faisait la manche dans la rue de Lappe. Elle était tout le temps fourrée au Balajo. Et c’est là qu’elle fêta son mariage avec Jacques Pills un peu plus tard après la guerre. Le Duc de Windsor, qui fut un temps avant son abdication le roi d’Angleterre Edouard VIII, était un habitué de l’établissement, tout comme Mistinguett, Maurice Chevalier, Germaine Roger, Rita Hayworth et son mari le prince Ali Khan. Lorsqu’elle tourna “Babette s’en va-t-en guerre”, Brigitte Bardot vint aussi au Balajo. Seulement, elle avait mis une perruque brune et personne ne l’a reconnue ! Boubal, le patron auvergnat du Café de Flore était un habitué, tout comme Francis Carco et Pierre Mac Orlan qui écrivirent beaucoup sur et pour l’accordéon. Curnonsky, le Prince des Gastronomes, y venait trois ou quatre fois par mois. Et l’on vit arriver une fois trois ministres ensemble ceints du grand cordon de la Légion d’Honneur : ils arrivaient tout droit d’une réception à l’Élysée ! Peter Cheney, Albert Simonin, Auguste Le Breton, le chansonnier Paul Colline, l’affichiste Paul Colin, Charles Trénet, Catherine Sauvage, Georges Brassens, les Peter Sisters, les acteurs René Dary, Jean Servais, Raymond Pellegrin, Daniel Gélin, Annie Girardot, même Grégory Peck et les champions cyclistes vainqueurs du Tour de France fréquentèrent assidûment le Balajo. Quand le couple Raymond Bussières & Annette Poivre dansait la valse musette à l’endroit et à l’envers, ils faisaient l’admiration du public présent. Ils étaient des danseurs de musette extraordinaires ! Quel autre établissement à Paris peut s’enorgueillir d’avoir accueilli autant de célébrités ?
 
On dansait partout dans la capitale
 
 
En descendant de Belleville vers la République, la rue du Faubourg-du-Temple (au n°105) abrite le dancing La Java, situé dans le fond du Passage du Commerce. Il s’agit d’un lieu assez rébarbatif avec des grilles qui le font un peu ressembler à une prison. Mais c’est ici que, à la suite du virtuose accordéoniste Antoine Tedeschi — dit Antoine la Java —, le populaire Augusto Baldi (de son vrai nom Balderracchi) a été le maître de ce lieu après qu’il eut joué dans les guinguettes des bords de la Marne puis dans des musettes connus comme Le Tango et L’As de cœur. Avant de devenir La Java où eurent lieu encore récemment des concerts d’accordéon, ce bal musette fut aussi appelé autrefois L’Auvergne à Paris, puis La Farandole. Augusto Baldi nous a quittés depuis, mais il fut pendant longtemps le propriétaire de ce bal de 350 mètres carré construit sur l’emplacement d’une courtille, sorte de jardin où poussaient autrefois des vignobles sur les pentes allant jusqu’aux hauts de Belleville et de Ménilmontant.
Ce quartier était jalonné de guinguettes où l’on venait s’amuser tout en buvant une piquette élaborée sur place. Car là où il y a des vignes, il y a du vin. Chacun sait que le vin fait chanter. Et là où l’on chante, on y danse aussi. Ainsi était ce faubourg dont les actuels boulevards de Belleville et de Ménilmontant abritaient les barrières de Paris et quelques bals musette comme Le Balcon et Le Clair de Lune. Au delà, c’était la campagne.
 
Dans la rue Basfroi (11e arrondissement), là où se trouvent maintenant les bureaux et la rédaction de Accordéon & accordéonistes, il existait trois bals auvergnats : À la Tour d’Auvergne, Au Massif Central chez Riols et Chez Thérizol. Près du métro Avron, un peu plus haut sur le boulevard de Charonne, les Salons Delbor ont vécu plus de cinquante ans grâce à l’accordéon. La plupart des amicales auvergnates y donnèrent leurs banquets dansants. Cet établissement 100 % auvergnat pouvait être comparé à un bal musette mais il a dû fermer voilà quelques années car il ne répondait plus aux normes de sécurité désormais en vigueur.
En repartant vers le centre de Paris, dans le 3e arrondissement, il y avait dans la rue au Maire, au n°22, un bal musette exploité dès 1921 et jusqu’en 1939 par un remarquable accordéoniste diatonique originaire de Pierrefort (15), François Vidalenc (1895-1983). Il existait aussi dans cette rue plusieurs autres bals, comme l’a noté Dany Maurice dans son livre “Cap sur l’Accordéon” (1) : Chez Gailhac, Ienzer, Conard, Rouzaire, Carvagnac et Chez Raynal, presque tous Auvergnats ; mais le plus célèbre fut surtout Le Tango. Un peu plus loin, la rue des Vertus (sic) était devenue célèbre par ses bals musette plutôt mal fréquentés comme L’As de Cœur (où chanta Simone Réal) et Chez Marius. Il y en avait encore d’autres dans ce quartier comme le Bal des Gravilliers, au n°65 de la rue du même nom dont Émile Vacher fit les beaux soirs à ses débuts. Au n°85 de cette rue, on dansa aussi la java et la valse chaloupée Chez Marius.
 
Il faut aller ensuite aller vers le Nord, à La Villette. Avant de franchir le viaduc du métro aérien entre les stations Jaurès et Aubervilliers (aujourd’hui Stalingrad), on pouvait découvrir dans le 10e, au coin de la rue de l’Aqueduc et du boulevard de la Villette, un autre bal musette, Chez Dino, disparu depuis très longtemps, tout comme le Bal Marly et Au Petit Saint-Martin dans le haut du Faubourg Saint-Martin. Mais le plus important des bals de ce quartier fut Le Tourbillon, situé 8 rue de Tanger, dans le 19e, qui eut son heure de gloire dans les années 1930 et au lendemain de la Libération. Ce fut aussi l’un des temples du musette à Paris. De très nombreux et mythiques accordéonistes y ont joué comme Albert Carrara et Jean Vaissade (qui y découvrit sa future femme Rina Ketty en 1936), puis Émile Prud’homme qui fut le premier accordéoniste à y reçevoir un disque d’or en 1955 pour un million de 78 tours vendus par la firme Odéon. Émile Decotty, Georges Dujardin, Jo Maurage et Gaston Debeau furent ensuite les accordéonistes attitrés du Tourbillon, dont le dernier patron fut “Lolo” (qui était son surnom). Il rénova cet établissement populaire dont le véritable pilier fut, en plus des accordéonistes qui s’y produisirent, la remarquable chanteuse Simone Réal qui demeure (son vrai nom est Desmures !) l’une des meilleures interprètes du style musette. Elle chanta au Tourbillon pendant dix-sept ans.
 
La tourmente de 1968 eut raison de ce célèbre bal qui ferma pour de bon ses portes cette année-là. Il fut démoli dans les années 1980 pour laisser la place, dans le triangle boulevard de la Villette/rues de Tanger et de Kabylie, à la grande quincaillerie Au Vaisseau Français, précédemment installée rue de Flandre avant l’élargissement de celle-ci en une large avenue. Mais rien ne rappelle aujourd’hui que le Tourbillon était là. Le guitariste Armand Sébastiani fit longtemps partie de l’orchestre de ce musette où chaque vendredi se déroulait un concours de chant amateur. Si le (ou la) concurrent(e) plaisait, le public envoyait dans leur direction des pièces de monnaie sur la piste. Mais dans le cas contraire et si, de surcroît, la voix était trop fausse, c’était comme un radio crochet : les gens conspuaient l’infortuné candidat, et le batteur de l’orchestre donnait alors un violent coup de cymbales. Un “videur” renvoyait le chanteur dare-dare à sa table pour faire place au suivant.
Pour terminer cette évocation des bals musette parisiens, il faut encore citer le nom d’Émile Vacher qui fut bien l’inventeur du style musette, surtout lorsqu’il joua au bal de l’Abbaye, rue de Puteaux aux Batignolles, dont la salle était la nef d’une authentique abbaye gothique. Il s’en alla ensuite au Bal de la Montagne Sainte-Geneviève, près du Panthéon, entraînant toute sa clientèle. Dans le 5e arrondissement, il exista également une douzaine de bals musette, dont celui au 11 rue de la Huchette, le Petit Bal Bousca, baptisé ainsi par Antonin Bouscatel qui s’installa en cet endroit avec sa fille Henriette et son gendre Charles Péguri lorsqu’ils eurent quitté la rue de Lappe en 1913.
 
Rue de Lappe en 1969
Dans un genre différent, quand ce fut la mode du swing après la Libération, le grand accordéoniste Tony Muréna ouvrit lui aussi un petit dancing dans le 17e sur le boulevard des Batignolles, qu’il appela Le Mirliton. Mais Tony n’était pas fait pour les affaires, et le compositeur d’Indifférence ne le conserva que peu de temps. Près de la place Clichy, il exista aussi un autre bal musette célèbre, Le Petit Jardin, qui eut lui aussi son lot de vedettes de la boîte à frissons. Sur le quai de Grenelle, dans le 15e, le plus connu fut Le Bal de la Marine. Le dernier accordéoniste qui s’y produisit avant sa démolition fut le regretté Raymond Boisserie, lui aussi Auvergnat d’origine.
Excepté dans les quartiers chics comme les 7e, 8ou 16e arrondissements, on peut dire que des bals musette ont existé dans tous les autres de Paris. Toutefois, le vrai cœur où battait l’accordéon fut le quartier de la Bastille et surtout la rue de Lappe. Dans chaque bal, on payait à la danse avec des jetons que le patron ramassait après avoir crié au public : « Passons la monnaie ! » Les danseurs n’avaient plus qu’à patienter, une fois la quête terminée, qu’il lance à l’orchestre l’ordre tant attendu : « Allez, roulez ! »
Aujourd’hui, si l’accordéon a perdu un peu de son image populaire que certains jugent ringarde, il a acquis par ailleurs ses lettres de noblesse. Les bals musette à Paris n’existent plus mais beaucoup de guinguettes ont rouvert leurs portes. Notre instrument fétiche reste toujours présent dans les galas, les concerts, la chanson et surtout en province au cours des fêtes locales et pour les thés dansants du dimanche. Excepté sa diffusion sur les radios locales plus quelques stations régionales de France Bleu et télévisions privées (via le câble ou le satellite), on pourra regretter que l’accordéon reste le grand absent des médias officiels. À quand son retour sur nos ondes nationales ? Et pourtant, tenu par un bon musicien, quel est l’instrument plus capable que lui pour faire danser ? Comme l’affirmait la publicité d’une grande marque française d’accordéons avant la guerre, « L’accordéon est un orchestre à lui tout seul ! ».

 
 
 
 

 (1) : écrivain, journaliste, auteur de chansons et premier producteur des émissions d’accordéon à la télévision française (O.R.T.F.).
(2) : Les mémoires de Martin Cayla ont été recueillies et éditées en 2004 dans un livre contenant également un CD. (Editions de l’A.M.T.A — Place Eugène Rouher — BP 169 — 63204 Riom Cedex).
(3) : Édité par l’auteur : Dany Maurice — 6 square Bolivar — 75019 Paris.
 
 
 

 

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7 commentaires

Commentaire de: placenti [Visiteur]
placentiDans les années 1940/1950 mon pére qui était accordéoniste a
joué au Balajo il s'appelait Emile SENSI... c'était un très bon
musicien, qui se rappele de lui ? Sa fille jacqueline
08.04.10 @ 17:46
Commentaire de: roskam mireille [Visiteur] Email
roskam mireilleje suis nee rue de lappe en 1946 au dessus de la boule rouge en face le balajo , ma mère adorait dansser et je passais souvent mes apres midi de gamine assise sur une banquette de ce bal, j adore le musette, j ai fais partie des poulbots de la place d aligre dans le 12 ème que de bons souvenirs de cette epoque mireille
05.07.10 @ 12:25
Commentaire de: Guy MEDARD [Visiteur]
Guy MEDARDBonjour
Merci pour cet article sur les bals "musette" que j'ai consulté par hasard cherchant si Simone Réal était toujours vivante. J'ai n'ai pas vu de sujet sur "le petit jardin" où se sont produits des accordéonnistes tels que Gus Viseur Maurice Larcange (et je crois aussi Auguto Baldi)
Cordialement
PG.M..S. Je ne sais pas si Simone Réal est toujours vivante ?
08.08.10 @ 10:26
Commentaire de: spinoza [Visiteur]
spinozavoilà ! j'ai besoin de votre aide, et de celle de tous les accordéonistes que vous connaissez des années 1970, je recherche un air interprété à deux accordéons, en début de l'émission le monde de l'accordéon dans les années 1970 ! je joue moi-même de l'accordéon et ma prof recherche le nom de cette musique pour pouvoir le jouer et peut-être le partager avec l'école de musique qu'elle dirige et dont je fais partie !
Alors merci pour votre aide des plus précieuses !
François
31.01.11 @ 23:42
Commentaire de: Georges Brossard [Visiteur]
Georges BrossardBravo et merci pour cet article qui fait revivre une partie de ce qui fait qu'on aimait tant Paris !
11.03.11 @ 18:13
Commentaire de: COLSON CATHERINE [Visiteur] Email
COLSON CATHERINEMERCI POUR CES ARTICLES FORT INTERESSANTS QUI FONT RESURGIR UN PASSE UN PEU OUBLIE;;;; DES ACCORDEONISTES PRESTIGIEUX TEL JO PRIVAT AIMABLE....
merci beaucoup
bien cordialement

catherine
28.06.11 @ 22:40
Commentaire de: Van Elslande Roger [Visiteur] Email
Van Elslande  Roger91 ans; ancien musicien de l'orchestre du Boléro, Bal breton du 18 rue de la Croix Nivert Paris 15ème. A la lecture du texte ci-dessus, je viens de revivre une partie de ma vie.
La plupart des accordéonistes cités étaient des amis et je remercie l'auteur de m'avoir tant ému.
06.07.11 @ 16:51

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