Accordéon & Accordéonistes


René Sudre le virtuose injustement oublié

par Philippe Krümm


 
 
Outre son château, Vincennes fut sans doute un lieu de prédilection pour plusieurs accordéonistes célèbres qui habitèrent cette agréable banlieue située aux portes de Paris. Jean Vaissade y vécut les trente dernières années de sa vie, derrière le comptoir de son café-bar Le Vincennes-Bastille, face à la gare devenue aujourd’hui la station Vincennes du R.E.R. Il décéda tout à côté en mai 1979, dans son coquet appartement de la rue de Montreuil. Toni Jacque, qui anima avec Jo Privat les beaux soirs du Balajo, habita, lui, dans la rue des Laitières avant de se retirer dans le Doubs, son pays d’origine, où il goûte maintenant une retraite bien méritée. Jean-Pierre Coustillas, grand ami de Marcel Azzola, vécut également à Vincennes où il travailla à La Poste avant de prendre sa retraite dans le Périgord. Ce remarquable et (trop) discret accordéoniste accompagna le regretté cabrettaïre d’origine aveyronnaise Claude Séguret, très connu dans la colonie auvergnate de Paris. Disparu jeune encore, celui-ci tenait avec son épouse corrézienne un grand café-tabac rue de Fontenay. Coustillas et Séguret ont gravé ensemble quelques excellents disques de folklore auvergnat dans les années 70. Tous ont bien connu et fréquenté René Sudre qui fut, au cours de sa trop courte vie, un Vincennois fidèle ainsi qu’un client assidu des cafés de la ville.
 
René Sudre n’est pas né à Vincennes mais à Bazoches-les-Bray (Seine-et-Marne), le 11 janvier 1921, issu d’une famille originaire de Haute-Auvergne. Sudre est en effet un nom assez répandu dans le Cantal, d’où son attirance pour les nombreux musiciens du Massif central comme Martin Cayla et Jean Vaissade, avec lesquels il collabora souvent. Le premier lui édita plusieurs de ses compositions pour accordéon. Puis ce fut au tour de Jo Privat, dont le père était lui aussi de souche auvergnate, de remarquer René Sudre et de l’orienter vers le professionnalisme. Ils habitaient Belleville et Ménilmontant et avaient d’ailleurs le même professeur, l’excellent Paul Saive. Ce dernier avait déjà découvert les remarquables possibilités de René Sudre dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale.
Jean Sudre, le père, jouait un peu de cabrette et d’accordéon. Louis Péguri disait de lui qu’il s’agissait d’un des meilleurs musiciens auvergnats de Paris. René avait donc de qui tenir puisqu’il commença l’accordéon tout gamin à la Bastille dans le bal musette que son père avait acheté au 14 rue des Taillandiers, juste à deux pas du premier magasin de musique ouvert dans les années 1920, au 26 de la même rue par Martin Cayla, grand ami de la famille Sudre.
 
Une réputation grandissante
René fit de rapides progrès et sa réputation grandit aussitôt. Ses véritables débuts eurent lieu dans un autre musette du dix-huitième arrondissement, rue Polonceau, avant de passer au célèbre bal La Boule Rouge, rue de Lappe, chez Poyet. Lors de l’Exposition de Paris en 1937, il remporta le Grand Prix International d’accordéon. La Guerre arriva, puis l’Occupation allemande. Les bals étant interdits, René Sudre fut engagé avec son accordéon dans l’orchestre tzigane de Georges Streha, lequel se produisait dans plusieurs brasseries des Grands Boulevards.
Cette période noire vit, de façon paradoxale, la consécration de Raymond Legrand, le père de Michel, qui venait de fonder un nouvel et sensationnel orchestre de variétés afin de remplacer celui de Ray Ventura (qui avait dû s’expatrier en Amérique du Sud, en pleine gloire, à la fin de 1940, car il était juif). René Sudre demeura jusqu’en 1944 l’un des accordéonistes attitrés de cet orchestre au sein duquel le public, tout comme les gens du métier, avaient découvert sa grande virtuosité.
 
Recommandé par Jo Privat
À la Libération, René Sudre quitta Raymond Legrand, les attractions dans les cinémas et les brasseries pour revenir au bal musette avec le nouvel ensemble qu’il venait de constituer. On le vit à La Java, Chez Bouscat, ensuite et surtout à Ça Gaze, temple du musette de la rue de Belleville où il resta jusque vers la fin des années 1950. Mais entre-temps, René s’était fait applaudir au dancing Le Barbarina et à La Croix de Malte, à la Porte Saint-Martin, deux établissements qui permirent à d’autres as de l’accordéon comme Édouard Duleu, Maurice Larcange et Aimable de se faire un nom. On vit aussi René Sudre officier au Bal Marly, un petit musette situé dans le haut du Faubourg Saint-Martin, à la Villette, près de la station Stalingrad du métro aérien.
En 1951, René Sudre a la chance de remporter le Grand Prix de la Radio pour l’accordéon. Mais cinq ans auparavant, en 1946, Jo Privat avait réussi à décrocher un contrat d’exclusivité pour enregistrer des disques chez Pacific. Le courant passa vite entre lui et René Sudre. Ils ne rechignaient ni l’un ni l’autre pour vider une « roteuse de champ’ ou un kill de beaujolpif » ! Privat aurait pu garder ce filon pour lui tout seul, mais c’est mal le connaître. Aussi s’empressa-t-il de recommander son « pote » René au directeur de cette toute jeune maison de disques qui recherchait de bons accordéonistes pour constituer son catalogue d’accordéon. Jo le comparait à Émile Prud’homme, mais en plus “musclé” ! Ainsi, à partir de 1946, René Sudre enregistra durant une dizaine d’années une bonne cinquantaine de disques 78 tours chez Pacific. 
 
 
La chandelle brûlée par les deux bouts
René n’eut jamais “la grosse tête”. Mais le succès aidant, il brûla ensuite un peu cette chandelle par les deux bouts, en raison de son penchant pour la boisson et la cigarette. Sa santé en paya le prix. J’ai eu le plaisir, hélas douloureux, de le rencontrer une seule et unique fois. C’était en 1968 au Vincennes-Bastille, chez mon ami Jean Vaissade : un vrai modèle de modestie et de gentillesse. Pourtant, le malheureux était atteint d’un cancer à la gorge. Il venait de subir une trachéotomie et ne pouvait plus parler. Mais je me souviens encore que Jean Vaissade, en me le présentant, dit de lui qu’il était l’un des meilleurs accordéonistes qu’il ait connus. Ce qui n’était pas un mince compliment venant de la part de ce dernier, plutôt avare en la matière !
Jo Privat ne s’y était point trompé non plus puisqu’il avait participé à une collecte ouverte par Édouard Duleu auprès de lui et de ses collègues Aimable, André Verchuren et Yvette Horner. Cela permit d’acheter pour René Sudre un beau Cavagnolo et d’ensoleiller un peu les derniers jours qui lui restaient à vivre. Il mourut en 1969, âgé seulement de 48 ans.
Madame Madeleine Sudre, son épouse, est encore là, vive et alerte. Elle demeure toujours à Vincennes. Nous lui devons les quelques photographies de son mari qu’elle a bien voulu nous prêter pour la rédaction de cet article et nous l’en remercions vivement. Mais qui se souvient encore aujourd’hui de René Sudre ? Peu de monde, sans doute. Il reste heureusement quelques 78 tours conservés jalousement par des collectionneurs et recueillis au gré de foires à la brocante. Et puis, chacun sait bien que les bons musiciens ne meurent jamais.
Roland Manoury
 
Le répertoire de Sudre pour Pacific
Voici quelques titres enregistrés par René Sudre sur disques 78 tours Pacific (par ordre alphabétique + n° de matrice suivi du n° de catalogue) :
• “À Honolulu” (rumba de F. Lopez, 1946) avec au chant Jean Roy (ST1452 — MC 719).
• “Accordéon” (fox-trot de Fr. Freed, 1947) (ST 1510 — MC 724).
• “Aviatic” (marche de V. Marceau, 1948) (AI 0259 — MC 746).
• “Aye ! Mama !” (valse de J. Plante-Louiguy, 1948) (ST 1944 — MC 753).
• “Le bal défendu” (valse de V. Scotto, 1946) avec au chant Jean Roy (ST 1449 — MC 720).
• “Boléro flamenco” (boléro de J. de Sentis, F. Llénas et M. Varny, 1950) (AI 1363 — 1514).
• “Buenos dias” (paso-doble d’Émile Decotty, 1950) (AI 1364 — 1514).
• “Ça gaze” (java de V. Marceau, 1948) (AI 0258 — MC 752).
• “Coccinelle” (valse de Ch. Humel, 1948) (AI 0075 — MC 744).
• “Coco de Copacabana” (samba de J. Guigo et E. Warner, 1950) (AI 1169 — 1387).
• “La danseuse est créole” (rumba de J. Plante-Louiguy, 1948) avec au chant Jean Roy (ST 1945 — MC 753).
• “Diablo y rumbero” (rumba-guaracha de D. Leone, 1950) (AI 1171 — 1386).
• “En goguette” (valse de R. Sudre et A. Deprince (1947) (ST 1509 — MC 723).
• “Feu follet” (java de L. Péguri, 1948) (AI 0257 — MC 752).
• “Gaminerie” (valse de R. Sudre, 1946) (ST 1450 — MC 720).
• “J’ai deux chansons” (rumba de G. Ruiz, 1947) (ST 1946 — MC 735).
• “Ma belle au bois dormant” (fox de M. Vandair et H. Bourtayre, 1946) avec au chant J. Roy (ST 1455 — MC 719).
• “Marche américaine” (Souza, 1948) (AI 0260 — MC 746).
• “Martinette” (java de R. Sudre, 1948) (AI 0261 — MC 747).
• “Mazurka fantaisie” (mazurka à variations de M. Ferrero, 1947) (ST 1512 — MC 723). Grand Prix du Disque 1947 catégorie Musette à René Sudre pour “Mazurka Fantaisie”.
• “Mélodie pour toi” (tango de Collot, Bertal Maubon et T. Scala, 1946) avec au chant Jean Roy (ST 1453 — MC 717).
• “Le petit cousin” (valse de Guy Lafarge, 1949) (AI 0358 — MC 759).
• “La plus bath des javas” (java de Trémolo, 1948) (AI 0262 — MC 747).
• “Le porte-bonheur” (valse de H. Kubnick et L. Gasté, 1947) (ST 1511 — MC 724).
• “Sérénade Argentine” (Amparito) (boléro de J. Teruel et M. François-Pueca, 1950) (AI 1168 — 1386).
• “Seul dans la nuit” (slow-fox de J. Solar-Louiguy, 1946) avec au chant Jean Roy (ST 1454 — MC 717).
• “Signor spaghetti” (marche 6/8 d’Adrien Adrius, 1949) (AI 0359 — MC 759).
• “Les trois caballeros” (fox de M. Esperon, 1947) (ST 1947 — MC 735).
• “Vent d’automne” (valse de L. Péguri, 1948) (AI 0074 — MC 744).
 
René réédité en CD
Une vingtaine de titres enregistrés par René Sudre dans les années 1940 et 1950 chez Pacific feront l’objet d’une réédition imminente en CD (chez 7 Music/RDC Records). On sait que les cires des disques Pacific, dès la fin de la Guerre, n’étaient pas de très bonne qualité. Aussi, pour leur réédition en CD, ces morceaux ont été sauvegardés par la grâce des ordinateurs. Ces derniers n’ont hélas pas pu, malgré les progrès de l’informatique, éliminer totalement quelques bruits de surface. L’auditeur comprendra combien il est difficile de faire du neuf avec du vieux. Et le jeu en valait la chandelle, lorsqu’on écoute René Sudre exécuter La marche américaine de Souza, Ça gaze de Marceau et surtout la Mazurka fantaisie de Médard Ferrero qui lui valut en 1947 le Grand Prix du Disque de l’Académie Charles Cros pour l’accordéon.
 

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6 commentaires

Commentaire de: Briard [Visiteur]
BriardTrès heureux d'avoir retrouver un site parlant de René Sudre. Etant moi- même comme lui natif de seine et Marne, je ne l' ai malheureusement pas connu. Mais mon Père qui adorait l' accordéon m' a souvent parlé de René qu' il a connu, comme d 'un très grand musicien. Nous étions voisins d'une dizaine de Km. Dommage il nous a quitté trop tôt, comme tous ceux que nous ne voudrions jamais voir partir.
25.02.10 @ 22:28
Commentaire de: Corinne [Visiteur]
Corinnej'ai trouver votre site en faisant une recherche sur mon grand pere Georges Bourgeon qui jouer l'accordeon sous le non de Jo Bertal durant la meme epoque que Jo Privat.
mais il a emigrer en australie apres la guerre.J'ai quelque photos et des photos carte postal signer par Jean Medinger, Camille Sauvage Michelle Meunier... mais pas d'imformation!!
pouver vous m'aider?
31.03.10 @ 23:25
Commentaire de: SUDRE Danielle [Visiteur]
SUDRE Daniellej ai maintenant un ordinateur quelle émotion de retrouver mon oncle René je possède beaucoup de photos de lui
enfant lorsque qu'il était déja un enfant virtuose de l'accordéon photographié à Bazoches les Bray son village natal je l'ai toujours vu et malgré sa grave maladie il continuait à jouer à Toulon et parmis beaucoup de souvenirs de lui, je le revoie me jouer pour moi seule " on n'a pas tous les jours vingt ans " Nous ne l'oublions pas et parlons entre nous ses neveux et nièces beaucoup de lui. Notre tante Madeleine est décédéé à Vincennes et nous pensons souvent à sa fille Claudine qui lui ressemblait beaucoup les distances dans les familles éloignent les relations mais le souvenir des bons jours restent toujours nous étions fiers de lui de sa gentillesse et d'avoir un oncle
grand accordénniste et musicien. Je possède des disques de lui que possèdait mon père, so frère, mais je les garde.
28.05.10 @ 14:54
Commentaire de: sudre danielle [Visiteur]
sudre danielleses niéces et neveux ne l'oublirons jamais c'était un grand accordéonniste et surtout d'une grande gentillesse
nous sommes tous fiers de lui. j'ai des photos de lui enfant dans son village de bazoches en seine et marne. Nous habitions Vincennes et le voyons souvent je pense souvent a claudine sa fille qui habite loin mais qui lui ressemble beaucoup que de souvenirs heureux à mes vingt ans j'en ai soixante dix pour moi seule il avait interprteté " on 'a pas tous les jours ving ans.ma tante madeleine est décédée le voir en photo sur l'ordinateur m'a beaucoup émue.
28.05.10 @ 21:22
Commentaire de: dominique szlezak [Visiteur]
dominique szlezakJe vais avoir bientôt 70 ans, et j'ai connu René Sudre dans les années 50 quand il jouait chez "Mariette" un restaurant situé à Bray-sur-Seine, d'où je suis originaire, et qui m'a donné envie d' apprendre l'accordéon.
12.07.11 @ 16:07
Commentaire de: maurice barremaecker [Visiteur] Email
maurice barremaeckeron parle beaucoup de la jeune generation d'accordeonistes !!
rarement de ses musiciens comme rene sudre et bien d'autres
tellement meritant c'est vraiment domage !!
12.07.11 @ 16:49

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